Politiques agricoles/L’Afrique doit compter sur ses efforts personnels

Au mois d’avril 2003, le Bénin, le Tchad, le Burkina Faso et le Mali avaient fait la requête auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) d’une élimination des subventions accordées au coton dans le monde. Cette demande avait pour but de permettre à leur propre filière de bénéficier de meilleurs prix sur le marché mondial. Mais quinze (15) ans après, force est de constater que les aides déployées, notamment aux USA et dans l’Union européenne (UE) continuent d’être distribuées, déprimant ainsi les cours mondiaux de la fibre. L’agroéconomiste et spécialiste des politiques agricoles, Jacques Berthelot, dresse – un bilan mitigé de cette initiative   et appelle les pays cotonniers à ne plus s’y cantonner.

 En 2003, les membres de ces pays ont exigé la réduction de tous les soutiens internes ayant des effets de distorsion des échanges, indépendamment du fait qu’ils profitent ou non aux produits exportés. Pouvez-vous nous donner une idée des subventions européennes et américaines sur le coton actuellement ?

Les subventions ont fortement augmenté aux USA, surtout depuis 2018, en raison de la guerre commerciale avec la Chine qui a conduit à l’instauration de barrières et une hausse des droits de douane sur les importations. Cela a conduit à la dépression des prix aux USA. Il y a ensuite le deuxième programme appliqué depuis 2019 qui est lié à la covid-19. Donc, cela a fortement augmenté les subventions américaines totales au coton, qui sont passées de 1,4 milliard $ de 2010 à 2017 à 2,3 milliards $ en moyenne en 2018 et 2019. Cela fait une subvention moyenne à la tonne de 426 $ de 2010 à 2018 et de 557 $ en 2018 et 2019.

De son côté, l’UE prétend n’accorder aucune subvention à son coton exporté, car ses subventions internes ne créent pas de distorsion des échanges. Cet argument est scandaleux, car les subventions au coton européen ont été en moyenne de 896 millions $ par an entre 2010 et 2018, soit 2801 $ par tonne. Ce sont les subventions les plus élevées au monde.

Il faut préciser que les subventions dont je parle sont celles notifiées dans la « boîte bleue » liées au plafonnement de la production et dans la « boîte verte » où les subventions agissent comme un soutien direct au revenu des exploitants sans qu’elles ne soient liées à un niveau de production. Elles sont indûment considérées comme sans effets de distorsion des échanges parce qu’elles sont plus ou moins fixes, mais il faut y ajouter les mesures générales de soutien à tous les produits agricoles, qui ne sont pas spécifiques par type de culture, mais concernent la recherche, la vulgarisation, la protection des cultures, les aides aux investissements agricoles et à l’irrigation que les USA et l’UE sous-notifient massivement. Enfin, il faut noter qu’à part les fortes subventions de l’UE et des USA qui ne sont pas les seuls exportateurs, il y a aussi le Brésil, 4ème  exportateur de coton avec deux (2) millions de tonnes. Globalement, ces subventions fortes dopent la production aux USA et en Europe, génèrent des surplus qui inondent les marchés et conduisent à une forte baisse des cours depuis quelques années.

« La réalité est que ces pays et plus largement de l’Afrique subsaharienne, ont été endormis par les discours sur les différentes aides que leur apportent l’UE et les USA, qui restent très -inférieures aux montants de leurs subventions »

Quelles sont les actions entreprises par ces pays – en matière de lobbying ou de manœuvre au sein de l’OMC pour faire valoir leurs intérêts durant les dernières années ?

La réalité est que ces pays et plus largement de l’Afrique subsaharienne, ont été endormis par les discours sur les différentes aides que leur apportent l’UE et les USA, qui restent très -inférieures aux montants de leurs subventions. Ils ne se rendent pas compte que leurs partenaires trichent massivement dans le niveau de leurs subventions parce qu’elles sont notifiées à l’OMC comme n’étant prétendument pas susceptibles d’avoir un effet de distorsion des échanges et qu’ils pourraient les poursuivre.

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Durant la conférence de l’OMC, qui s’est tenue à Cancún au Mexique en septembre 2003, les pays africains n’ont pas vraiment voulu les poursuivre en disant qu’ils allaient régler le problème à l’amiable. A ce moment-là, le Brésil et l’Inde étaient dans le camp des pays du Sud pour attaquer les subventions des USA sur tous les produits.

Le Brésil a poursuivi à l’OMC, les subventions des USA au coton et a gagné en appel en mars 2005 puis encore deux fois, car les USA n’ont pas voulu changer leur soutien au coton si bien qu’ils ont dû payer 150 millions $ par an au Brésil de 2010 à 2014. Comme les USA ont déclaré qu’ils ne pourraient arrêter leurs aides au coton, ils ont passé un accord en 2015 pour solde de tout compte avec le Brésil, devenu néo-libéral. Ils ont versé 300 millions de dollars à l’Institut brésilien du coton et le Brésil s’est engagé à ne plus poursuivre les USA !

Ce qui est choquant, c’est que depuis deux ans maintenant il y a la Journée mondiale du coton à l’OMC où tous les pays viennent répéter qu’ils s’engagent à résoudre le problème du coton de façon ‘’ambitieuse, rapide et spécifique’’. Ils s’y étaient engagés à la conférence ministérielle de Hong Kong de décembre 2005 et l’ont répété à chaque conférence ministérielle, dont celles de Nairobi (2015) et de Buenos Aires (2017).

Mais l’origine du dumping de l’UE et des USA est plus globale et non spécifique au coton. Elle est liée à la manière dont l’UE et les USA ont changé radicalement leurs politiques agricoles à la fin de l’Uruguay Round en 1993, avant la création formelle de l’OMC, en 1995. Comme ils ont négocié entre eux les règles de l’Accord sur l’agriculture avant de l’imposer à tous les autres membres de l’OMC, ils se sont arrangés pour écrire que leurs plus fortes subventions n’ont pas d’effets de distorsion des échanges, ce qui est absurde.

Malgré le niveau très élevé de ses subventions, l’UE notifie zéro subvention à l’OMC parce que le tiers, soit 254 millions $ en moyenne, est notifié dans la boîte bleue et les deux tiers, soit 579 millions $, le sont dans la boîte verte des aides découplées, c’est-à-dire que les exploitants qui les reçoivent ne sont pas obligés de produire le coton. Face à cette situation, ce que le C4 devrait faire évidemment est de réattaquer ces subventions. Mais il faudrait disposer d’experts capables de le faire et des ressources financières, car cela coûte cher de financer les cabinets d’experts.

Quelles sont néanmoins les avancées concrètes obtenues par ces pays?

Malheureusement, il n’y a pas eu d’avancées. On l’a vu à la Journée mondiale du coton de l’OMC de 2019. Les pays ont tous trinqué et applaudi les donateurs. La seconde Journée du 7 octobre 2020 portant sur la valorisation des sous-produits du coton n’avait pas d’intérêt, car les producteurs de coton d’Afrique de l’Ouest savent très bien que le coton fournit une huile consommable et que les tourteaux sont utilisables dans l’alimentation des bovins.

Je trouve cette initiative un peu ridicule parce qu’elle n’attaque pas le cœur du problème majeur des subventions de l’UE et des USA. Avec la crise du coronavirus, il y a eu une baisse, pas très prononcée du prix mondial du coton, mais les pays du C4 ont eu des difficultés pour exporter et certains ont réduit le prix garanti aux producteurs durant la campagne 2020. Il faut dire aussi que les marges de manœuvre des pays sont limitées, dans la mesure où ils dépendent fortement de l’UE, à bien des égards, et ont accepté de signer les Accords de partenariat économique (APE).

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Même si par exemple, l’APE régional n’est pas en vigueur en raison du fait que le Nigeria ne l’a pas signé, la Côte d’Ivoire et le Ghana ont des APE intérimaires en vigueur depuis la fin 2016. Ces pays -sont également paralysés par d’autres initiatives dans lesquelles les gouvernants acceptent le cadre général des APE et donc tout cela les éloigne de la possibilité de créer des emplois massifs dans l’industrie cotonnière. Pour que la valeur ajoutée se développe, il faudrait des droits de douane sur les importations de coton et de friperies.

Il y a en principe un droit de douane de 20% sur la friperie dans le Tarif extérieur commun (TEC) de la CEDEAO, mais en pratique il faut voir comment cela est mis en œuvre. Il y a aussi le problème de la Chine, premier exportateur de vêtements neufs et fournisseur de plus de 50 % des importations de vêtements neufs d’Afrique, qui pourrait ne pas accepter de voir ces pays  mettre des droits de douane sur les importations de vêtements neufs. Mais il n’y aura pas de création d’emplois tant que cela n’aura pas lieu parce que les industries textiles ont été à la base du développement de tous les pays en développement, à commencer par l’Inde.

Vous dénoncez le fait que le Comité consultatif international du coton (ICAC) pointe surtout du doigt les subventions chinoises. Pourquoi ?

L’ICAC avait fait un rapport en 2018 en pointant du doigt la Chine, même si le pays est de loin le premier importateur mondial de coton avec plus de 20 % des achats mondiaux en 2019 et n’exporte pas du tout de coton. La question est de savoir pourquoi attaquer la Chine dans la mesure où elle ne fait pas de dumping sur le coton.

Evidemment, elle a de gros stocks, mais ils sont destinés à régulariser les aléas climatiques pour pouvoir approvisionner le marché intérieur pour la transformation et pour l’exportation de vêtements. Par ailleurs, l’ICAC fait un calcul incorrect sur de prétendues subventions à l’exportation de la Chine.

Elle a calculé l’équivalent en droits de douane des subventions chinoises qui sont essentiellement internes – puisqu’elle n’exporte pas – pour dire que la Chine subventionne massivement en ayant beaucoup de droits de douane. Certes, mais tant qu’elle n’exporte pas, ces subventions internes ne font pas de tort aux autres exportateurs puisqu’elle est de loin le premier importateur.

Pour autant, le principe de considérer que les droits de douane ont un équivalent tarifaire n’est pas absurde. On peut considérer que la protection aux frontières est une subvention, mais cela n’est justifié que dans le cas des pays exportateurs.

De nombreux analystes estiment que sans les subventions européennes et américaines, la production cotonnière africaine serait largement rentable, ce qui aurait un effet d’entraînement important sur la réduction de la pauvreté. Partagez-vous cette idée ?

Je pense également que cela aura un impact important sur les cours mondiaux. Les exportations américaines sont environ de 3,2 millions de tonnes par an contre 306 000 tonnes pour l’UE, ce qui pèse sur le prix mondial du coton. Il y a eu des études de l’Université de Californie qui montrent que les cours mondiaux pourraient augmenter de 10 % en cas d’élimination des subventions des USA et de l’UE.

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Mais cette hausse du prix mondial du coton bénéficierait évidemment à tous les autres exportateurs qui augmenteraient leur production, si bien que cela pourrait entraîner une nouvelle baisse structurelle des prix mondiaux dont ne bénéficieraient pas forcément ces pays – et autres exportateurs d’Afrique subsaharienne.

On en revient à la seule solution pérenne : taxer les importations de vêtements neufs et usagés pour créer une industrie axée sur les besoins intérieurs et non sur l’exportation, sauf peut-être sur la niche du coton biologique.

Est-ce qu’il est encore réaliste de souhaiter une fin des subventions à l’heure actuelle ?

C’est très réaliste, mais l’UE fait barrage. C’est elle le plus grand obstacle à la réforme de l’OMC, à l’heure actuelle, plus encore que Donald Trump. Il faudrait absolument que ces pays -, et plus largement d’Afrique subsaharienne, arrêtent de vouloir s’inscrire dans la stratégie de développement qui vise à s’insérer dans les chaînes de valeur mondiales dans lesquelles ils continueront à occuper le dernier échelon, c’est-à-dire de fournisseur de matières premières de base, avec pas du tout ou peu de valeur ajoutée.

Au lieu de dépendre d’un prix mondial en dessous des coûts de production et qu’ils ne contrôlent pas, ces pays – et les pays d’Afrique subsaharienne doivent transformer le coton en vêtements.

Cette transformation locale du coton passe par la mise en place d’une industrie textile ne nécessitant pas l’importation de beaucoup de biens d’équipement ou de consommation intermédiaires. On peut aussi s’acheminer vers les systèmes de production agro-écologiques. On fait bien du coton biologique qui ne nécessite pas d’engrais et d’intrants. Cela suppose des efforts de vulgarisation pour promouvoir les techniques dans les zones de production et aussi un effort des chercheurs, mais également la formation des techniciens agricoles.

Pensez-vous que l’initiative de ces pays ait encore un avenir dans un contexte actuel où l’OMC est mal en point ?

Justement l’OMC est paralysée. C’est le moment de comprendre qu’il faut sortir de ce mirage de vouloir se développer par l’exportation et de penser que c’est la seule manière de donner des emplois aux millions de jeunes qui entreront sur le marché de l’emploi, durant les prochaines années.

 Il faut comprendre que ce n’est pas en continuant à s’inscrire dans la mondialisation qu’ils pourront y parvenir. Il est difficile de se déconnecter du marché mondial et il faut aussi une révision drastique des politiques de l’UE et des USA. Mais l’initiative doit venir de l’Afrique. Les pays doivent comprendre que ces deux partenaires veulent les maintenir dans une situation néocoloniale de dépendance, qui ne crée pas d’emplois et n’offre pas de perspectives à la jeunesse.

Les Etats africains ont un rôle moteur à jouer pour lancer le processus d’industrialisation. Quand le secteur privé est défaillant, l’Etat doit intervenir. Le secteur privé a pour motivation de faire du profit, mais l’Etat a une motivation de création des emplois, même si cela coûte à court terme. Mais cela se compense après dans la mesure où les emplois génèrent des revenus qui permettront à long terme de payer des impôts. Il y a toute une dynamique et un effet cumulatif qui est positif à moyen terme.

Source : agenceecofin.com