Tunisie – Migrants : autopsie d’une énième tragédie

ANALYSE. Plus de cinquante migrants sont morts dans les eaux tunisiennes, samedi soir, en tentant de rallier l’Europe. Misère, désillusions, chimères d’une vie meilleure : le manque d’espoir multiplie les candidatures à l’exil.

L’archipel de Kerkennah n’est pas l’endroit le plus connu des mille et quelques kilomètres de côtes qui bordent la Tunisie du nord au sud, de Tabarka jusqu’à Zarzis. Désormais, depuis samedi soir, Kerkennah est un point de plus sur la carte du cimetière marin qu’est devenue la Méditerranée. En début de soirée, une carcasse nommée « bateau », chargée d’au moins 180 candidats à l’émigration irrégulière, met le cap sur Lampedusa, à 160 kilomètres au nord. Quelques miles plus loin, naufrage. Des pêcheurs alerteront les garde-côtes. Mais la mer a déjà rejeté 52 corps. Des ados, des femmes, des hommes. Une majorité de Tunisiens, des Subsahariens, des Marocains… Lundi, Lorena Lando, chef mission de l’OIM, organisme des Nations unies chargé des migrations en Tunisie, estimait que « parmi les 60 victimes transférées vers le service de la médecine légale à l’hôpital Habib Bourguiba de Sfax, 48 sont tunisiennes, dont 24 identifiées à cette heure, alors que 12 sont non-tunisiennes [6 femmes et 6 hommes]. Les 68 survivants comptent, de leur côté, 60 Tunisiens, 2 Marocains, un Libyen, un Malien, un Camerounais et 3 Ivoiriens [dont 2 femmes] ». L’OIM précise que, selon ses chiffres, 1 910 migrants tunisiens sont arrivés en Italie entre le 1er janvier et le 30 avril 2018, dont 39 femmes et 307 mineurs – dont 293 non accompagnés. Ils étaient 231 pour la même période en 2017. L’ONU pointe un phénomène qui va crescendo : les familles confient à la mer leurs enfants dans l’espoir d’une vie meilleure en Europe. Espoirs que des réseaux de passeurs exploitent sans vergogne.

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« 3 000 dinars la traversée »

Selon les témoignages des rescapés, les passeurs demandaient « deux à trois mille dinars » par personne. Soit 650 à 1 000 euros. À Tunis, c’est la stupeur et la consternation. L’ampleur du drame, même s’il n’est pas le premier, loin de là, a provoqué une réunion de crise sous la houlette du chef du gouvernement Youssef Chahed. L’homme s’est rendu, 48 heures après le drame, à Kerkennah. Le ministre de l’Intérieur a promis de renforcer contrôles et patrouilles afin de stopper le phénomène. Mais les racines du drame sont profondes. L’appareil sécuritaire ne peut à lui seul être l’antidote. Les racines sont plantées dans les régions intérieures et du sud, dans les cités qui bordent Tunis. L’exil n’y est pas une tentation, c’est un désir puissant. On ne compte plus les témoignages collectés de jeunes expliquant « qu’ils sont déjà morts, ici, en Tunisie, alors le bateau… » Peu importe les risques. À Bir Ali, en octobre 2017, alors que des funérailles se déroulaient à la suite d’un drame similaire, des parents expliquaient qu’ils confieraient « leurs enfants à la mer ». Quel que soit le risque. Le nombre de mineurs non accompagnés atteignant les rives italiennes en atteste.

Au-delà du protocole compassionnel

Les mots ne suffiront plus. Ce que tweettait Dan Stoenescu, l’ambassadeur de Roumanie en Tunisie : « Il y a besoin de stratégies transnationales pour résoudre le problème, pas seulement de sympathie. » Les condoléances sont venues de nombreuses chancelleries. La classe politique, en proie à une crise majeure qui paralyse le pays depuis plusieurs semaines, tente de réagir. Nidaa Tounes, le parti qui dirige la Tunisie depuis fin 2014, a pris acte lundi de l’échec collectif à « redonner espoir à la jeunesse », appelant à un plan de « sauvetage national ». Après trois ans et demi de direction des affaires (le président de la République, le chef du gouvernement et le président de l’Assemblée sont membres de Nidaa Tounes), l’aveu est glaçant. Précision : Nidaa appelle au départ de Chahed, pourtant membre du parti…

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Cherche espoir désespérément

On ne peut pas tout faire dire à la tragédie de Kerkennah. Elle n’est qu’un révélateur supplémentaire du mal-être qui gangrène une partie de la société tunisienne. Une vague d’immolations a précédé la révolution de janvier 2011. C’est un vendeur informel de fruits et légumes qui s’asperge d’essence et gratte une allumette le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid. Sans le savoir, Mohamed Bouazizi déclenche un soulèvement populaire. La police venait de lui confisquer sa maigre marchandise. Sitôt Ben Ali envolé pour l’Arabie saoudite, le refuge des despotes, des milliers de Tunisiens prirent la mer pour gagner l’Europe. La police ayant déserté, dans les jours suivant la chute du régime, ils prirent d’assaut la Méditerranée. Le phénomène diminua. Mais la gravité de la situation économique, endommagée par les attentats du Bardo, de Sousse et de Tunis en 2015, engendre un désespoir flagrant lorsqu’on se déplace à l’intérieur du pays. Si le chômage affiche un taux de 15,4 % au niveau national, il touche un tiers de la population dans certaines régions. Les jeunes sont violemment affectés par l’absence de travail. Sur les quelque 650 000 chômeurs dénombrés en Tunisie par l’INS (Institut national des statistiques), un tiers sont diplômés du supérieur. La machine à créer des emplois est en panne. Et l’inflation s’enflamme : + 7,7 % au mois d’avril (douze derniers mois). Quant à la transition démocratique, elle est désormais boudée par la jeunesse.

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Aux élections municipales du 6 mai, l’abstention des jeunes a été massive. Les jeux politiciens qui ont cours dans les allées du pouvoir sont honnis par une majeure partie de la population. Et du côté des bailleurs de fonds internationaux, FMI en tête, on sourcille face à l’absence de réformes économiques pourtant promises à maintes reprises par l’exécutif. Le feuilleton relatif au remplacement du gouvernement Chahed perdure. Entravant toute esquisse de décisions économiques. La tragédie de Kerkennah n’est pas encore terminée. De nombreux corps sont portés disparus. L’heure est aux funérailles, au recueillement et à l’émotion. Mais très vite les véritables questions vont surgir. Questions qui risquent de devenir des accusations à l’égard des dirigeants du pays, qu’ils soient politiques, syndicaux…

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Source: http://afrique.lepoint.fr