Opposition ivoirienne/«Nous devons désespérer de la gouvernance politique ivoirienne »

Par le Professeur Koby Assa Théophile

 « Le jeune président de la République Française, Emmanuel Macron, dans son interview accordée à l’hebdomadaire « Jeune Afrique », le 20 novembre 2020, nous a donné des leçons à travers sa position sur la « crise du troisième mandat » en Côte d’Ivoire ». Ainsi s’exprime, à travers cette contribution, le Professeur Koby Assa Théophile sur la politique et l’avenir de la Côte d’Ivoire.

La prospective en politique sans l’histoire n’est pas crédible, et les leçons de Macron sur cette crise nous invitent à réfléchir collectivement sur les opportunités qui s’offrent à nous pour négocier un nouveau virage dans nos relations avec la France pour la construction d’un nouvel avenir pour notre pays. Car ne nous y trompons pas, Ouattara déroule actuellement un plan antérieur à la disparition d’Amadou Gon Coulibaly avec le soutien d’acteurs externes rattrapés par leurs déclarations, à l’instar de Macron et Le Drian. L’enjeu, c’est le plus vieil enjeu de l’histoire de la colonisation qui a inspiré le partage du continent africain à la conférence de Berlin en 1885.

Le moyen stratégique, c’est la charte de l’impérialisme. Parmi les acteurs de la perpétuation du système géopolitique pour nous dominer, figurent de jeunes technocrates qui veulent masquer leur jeu par leur âge, comme si l’âge pouvait permettre à un chien de modifier la manière de s’asseoir, ou à un chimpanzé de devenir rouge. Le champ d’action, c’est la Côte d’Ivoire, un des pays clés de l’Afrique Occidentale par son poids démo-économique et son pouvoir d’attraction régional, avec près du quart de sa population d’origine étrangère.

Ce n’est pas Ouattara qui a créé ces conditions. Elles étaient une réalité lorsque les Bédié, Usher Assouan, Sawadogo, Mohamed Diawara et autres jeunes compétences mettaient en place les fondamentaux du système Côte d’Ivoire sous l’égide de Félix Houphouët-Boigny et du PDCI-RDA. Ceux qui veulent nous faire croire le contraire sont des imposteurs.

Le premier enseignement nous vient de l’argument du cas de force majeure qui a fondé le soutien, par Macron, de la violation et la banalisation de notre Loi fondamentale, une «action par devoir ». Pour une fois, c’est l’Africain Ouattara qui a déteint sur un cartésien pour nous faire accepter l’inacceptable. Il n’y a pas plus grande désobéissance civile que la violation d’une Constitution. Il s’ensuit que pour nos deux oiseaux de même plumage, l’avènement d’un Etat de droit et de la démocratie n’est pas une exigence prioritaire dans l’élaboration de la Côte d’Ivoire du futur.

Notre système politique devrait dépendre de la caution de notre ancien tuteur et de ses options susceptibles d’enrichir le Trésor français dans les logiques d’une Françafrique durable et de l’héritage colonial. Nous voilà loin de l’espérance soulevée par l’élévation d’un jeune Français à la magistrature suprême : nous pensions qu’une nouvelle ère pointait dans nos relations avec la France.

 La colère et l’indignation de leaders politiques français, de Marine Lepen à Jean-Luc Mélenchon en passant par Michel Larive et Frédérique Dumas etc., situe l’ampleur du malaise créé par la position de Macron sur la crise de la troisième candidature ivoirienne.

 Nos vies ne comptent pas  

C’est la deuxième leçon. Comparaison n’est pas raison. Mais force est de constater, à la lumière des attitudes opposées entre le jeune président français et notre septuagénaire devant des événements qui touchent le vécu quotidien de leurs concitoyens, que nous devons désespérer de la gouvernance politique ivoirienne.

 En effet, nos deux pays ont été frappés par des événements dramatiques similaires séparés seulement de quelques semaines : la décapitation d’un citoyen français et celle d’un Ivoirien pour des raisons politiques différentes. Le président français a mobilisé toute la France émue, condamné cet acte odieux, et a fait rendre un vibrant hommage au professeur d’histoire et géographie décapité. La minute de silence décrétée officiellement a été scrupuleusement respectée dans toutes les écoles de France en sa mémoire.

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A contrario, dans l’ex colonie française, on est resté de marbre devant la décapitation de notre concitoyen. La mort de N’Guessan Koffi Toussaint a été ainsi un non-événement au plus haut sommet de l’Etat ivoirien et vue comme un épiphénomène. Sans aucune suite au plan judiciaire jusqu’à ce jour. Les Américains US nous auraient dit : « La vie de vos citoyens ivoiriens ne compte pas ».

Comble de misère ! Il s’est trouvé un illustre professeur de lettres, porte-voix officiel des Houphouétistes-unifiés et ministre omnipotent, qui s’est offusqué parce que le chef de file de l’opposition a osé recommander une minute de silence en mémoire des victimes des manifestations contre le non-respect de la Constitution, le 21 novembre 2020.

 Avant la caution de la parodie d’élection du 31 octobre 2020 par Macron, il y avait déjà 85 Ivoiriens décédés officiellement de mort violente, entre le 06 août et le 09 novembre 2020, date de la décapitation de N’Guessan Koffi Toussaint. L’horreur de l’acte et son impunité en disent long quant à la volonté de se maintenir coûte que coûte au pouvoir de par la force.

Vers un Etat failli ?

La Côte d’Ivoire, jeune Etat indépendant, est en « essai de développement » (Essane Séraphin, 2019), avec de nombreux ratés parmi ses essais. Elle est minée aujourd’hui par des crises de légitimité à répétition depuis le 7 décembre 1993, date du décès du président Houphouët. Le climat de convivialité interethnique laissé par le Père-fondateur comme  héritage n’a jamais été aussi vacillant et nous n’avons également jamais été aussi divisés sous la gouvernance des Houphouétistes-unifiés. Socialement fragmenté, notre pays est en quête, en plein midi, d’un Réconciliateur avec une torche.

La Côte d’Ivoire est une terre de prospective depuis 1973. Les deux dernières études prospectives nationales : Côte d’Ivoire 2025 et Côte d’Ivoire 2040 flèchent l’affaiblissement de nos Institutions au fil des ans, et un avenir peuplé d’incertitudes nonobstant la relance économique en regard des taux de croissance élevés du PIB dans l’épisode 2011-2019.

Aujourd’hui, les incidences négatives de l’irruption de l’armée et des autres forces de l’ordre sont loin de s’estomper. Instrumentalisées, elles sont au service d’une politique au lieu de se consacrer à la protection du peuple. La justice est, elle-aussi, aux ordres, de même que les deux Chambres (Assemblée nationale et Sénat), impavides devant les pertes de vie en cascades de citoyens en lien avec la « crise du troisième mandat ».

Dans une République respectueuse de la vie de ses citoyens, les Chambres haute et basse se seraient auto saisies de la question des morts liées à la « Crise du troisième mandat ». Nous sommes ainsi face à un processus démocratique chancelant. Les libertés individuelles et collectives sont menacées, et cela sans égard pour nos honorables députés, sénateurs et présidents de Conseils régionaux et maires.

Les chefs de file de partis de l’opposition et les présidents d’ONG sont traqués, a fortiori le militant ordinaire issu des partis de l’opposition. Tous sont jetés par dizaines en prison au mépris des procédures judiciaires légales et constitutionnelles. Nombreux sont également les Ivoiriens contraints à l’exil et condamnés à la prison par contumace. Pourtant, « On ne rase pas la tête de quelqu’un en son absence » (proverbe mossi du Burkina Faso) : condamner quelqu’un en son absence, sans l’entendre, c’est l’injustice.

Le respect de l’homme et de sa dignité est le commencement de la justice. Le fonctionnement normal des formations politiques de l’opposition légalement reconnues est menacé. Tel est le climat politique asphyxiant dans lequel est survenu le simulacre d’élection du 31 octobre 2020, qui révèle une tendance inquiétante vers un Etat failli.

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Les dénouements de la dernière présidentielle n’honorent pas la locomotive économique de l’UEMOA. Notre système politique est décadent. La locomotive de l’UEMOA n’a pas été à la hauteur dans l’organisation d’une élection pacifique, transparente et crédible.

Cette contre-performance est déshonorante pour un pays qui vise l’émergence. Comparativement, un voisin économiquement moins  loti et géopolitiquement moins bien positionné vient de nous administrer une magistrale leçon de responsabilité, de sagesse  et de démocratie dans la recherche de sa cohésion sociale malgré l’importance des enjeux  de la présidentielle.

 Les fondements géopolitiques hérités du Père-fondateur sont en train de se dégrader au regard des horribles et inédites images projetées par les Ivoiriens sur la scène mondiale. Dans l’indifférence totale aux plus hauts sommets de la République. Nous avons honte d’habiter un pays dans lequel l’on joue au ballon avec la tête d’un concitoyen décapité. Et qui reçoit les félicitations empressées du jeune président de l’ex métropole, de la CEDEAO et de l’UA. Les Ivoiriens sont désespérément seuls et ne savent pas vers qui aller.

A quoi rime finalement pour nous, Ivoiriens, le rôle flatteur de locomotive économique qui remonte du reste aux premières décennies de l’indépendance, alors que toutes les valeurs qui fondent une République au plan éthique sont escamotées ; alors que le pays baigne dans un climat général de violence et d’insécurité physique et juridique, où Justice et Paix sont antinomiques au lieu de s’embrasser.

Le premier rôle régalien d’une République n’est-il pas de garantir la Sécurité et la Paix à chacun et à tous ses citoyens ? Notre échec sur ce plan vide nos visées sur l’émergence et  nos performances macroéconomiques les plus hardies de toute crédibilité avec cette dynamique folle  qui pourrait nous entrainer vers l’avènement d’un  Etat failli si nous ne prenons garde.

Et pourtant, sur cette terre africaine de prospective qu’est la Côte d’Ivoire depuis 1973, des images relatives aux futurs plausibles du pays ont tiré des sonnettes d’alarme dans l’étude Côte d’Ivoire 2025 avec les scénarios du « suicide du scorpion » et de « la chauve-souris étranglée » ; on a anticipé également avec le thème des institutions et processus démocratique dans Côte d’Ivoire 2040, p.197.

Dans le cheminement sur l’hypothèse d’un Etat failli pour construire ce scénario, ce sont les hypothèses sous-jacentes telles le blocage du processus démocratique, le renforcement des particularismes ethno-culturels, les conflits fonciers généralisés et la récupération politique exacerbée de la question de la nationalité qui conduisent à l’effondrement du processus démocratique et des institutions. Ce ne sont pas des élucubrations d’intellectuels illuminés.

Virage à prendre

Toute crise résulte des conséquences de rigidités ; mais elle offre également des leviers pour surmonter ces rigidités en changeant nos habitudes et nos comportements. «Crisis are opportunities » : Les crises sont des opportunités perçues dans les régimes capitalistes comme des « ouragans perpétuels de destructions créatrices » selon l’école de Kondratiev et al.

A moins de laisser le hasard des circonstances internes et externes précipiter l’évolution dans un sens inattendu et donner, par exemple, le pouvoir à certains acteurs qui, armés seulement de leur volonté et de leurs projets, parviennent à bouleverser le cours des choses et à provoquer des bifurcations. Face aux systèmes, les acteurs peuvent espérer reconnaître les paramètres de bifurcation et agir dessus, avec le risque néanmoins, de fluctuations dangereuses à ces bifurcations.

Face également aux grands enjeux nationaux et mondiaux, la réflexion collective  pour innover reste aujourd’hui le remède idéal à notre portée  en Côte d’Ivoire, avec le nombre grandissant de nouvelles élites de haut niveau académique, mais aussi dans le monde des affaires et celui de la politique. Voir et faire la politique autrement devient ainsi une Responsabilité Scientifique et Sociétale (RSS) et un pari audacieux pour construire de nouveaux futurs Ivoiriens communs.

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Dans le paysage politique ivoirien actuel, il est réconfortant de constater que toutes les formations politiques significatives, sauf une, sont regroupées autour d’une méga-plateforme qui se veut non idéologique. C’est un germe de changement qui peut être porteur d’avenir prometteur, ou alors bifurquer si la dynamique de la solidarité dans la diversité n’arrive pas à se maintenir. Il y a rarement des alliances politiques contre-nature. Tous les futurs sont possibles selon les postulats de la prospective. L’alliance qui prévaut actuellement dans le camp de l’opposition ivoirienne sera très positive si elle se maintient dans le sens de donner des Institutions fortes et crédibles à la Côte d’Ivoire avant les futures batailles électorales.

Tant que cette question stratégique n’aura pas trouvé de solution, les crises de légitimité iront en nombre croissant. La question clé d’avenir de la Côte d’Ivoire n’est pas de remplacer une vieille classe politique par de jeunes technocrates, mais plutôt celle de se donner des Institutions fortes et stables pour gouverner la cité.

Fonder un Etat de droit reposant sur des institutions fortes est le virage fondamental porteur d’avenirs neufs qui s’impose à nous. Comparativement à celui, rétrograde, que propose  un troisième mandat anticonstitutionnel.

Comment pourrions-nous construire un nouvel avenir avec une génération de jeunes technocrates formés à l’aune du viol de notre Loi fondamentale et de la banalisation de nos Institutions ? La bénédiction du jeune président de la France accompagne le RHDP-unifié d’Ouattara sur une fausse piste.

Au-delà du germe de changement actuel, l’opposition solidairement regroupée doit penser long terme. Tous les partis regroupés sont issus des idéologies de gauche ou de droite héritées de l’Occident. L’élection du jeune président français a laissé planer en Afrique Francophone l’illusion d’un réformateur et d’un vent de modernité dans les relations franco-africaines (… Ultime leçon donc pour l’opposition ivoirienne : ne compter ni sur Macron, ni sur l’UA et la CEDEAO pour le dénouement de la « crise du troisième mandat ». Les Ivoiriens sont seuls.

Le jeune président Macron a une méconnaissance abyssale des réalités ivoiriennes et a agi avec dilettantisme dans l’affaire de notre « crise du troisième mandat » pour servir les intérêts de la France. L’UA avec la CADHP et la CEDEAO ont retourné leurs vestes après les résultats du simulacre d’élection. Le RHDP réduit au RDR a, quant à lui, montré ses limites avec la parodie d’élection du 31octobre où il était l’unique juge dans des bureaux de vote vides. Il a tout loisir de se mentir à lui-même.

Le RHDP sait, en son for intérieur, qu’il est minoritaire sur le terrain. Il ne peut pas venir à bout, dans son isolement actuel, de la nouvelle plateforme non idéologique des Ivoiriens sous l’égide de la deuxième formation politique en Afrique subsaharienne après l’ANC, et des très volontaristes Refondateurs. Le camp de la coalition non idéologique sortira vainqueur dans une lutte qui s’avère âpre et longue face aux réalités du moment.

Dans la phase coloniale, la France n’est pas venue à bout de la volonté politique des Ivoiriens rassemblés au moment où il n’y avait ni défenseurs des droits de l’homme à l’échelle planétaire, ni réseaux sociaux, ni le potentiel humain dont dispose l’opposition regroupée face à un RHDP isolé et en pénurie criarde de candidats de devoir. « Les hommes et l’organisation sont au cœur de la différence entre les entreprises performantes et celles qui ne le sont pas ». Laissons le temps comme juge dans l’observation du pari audacieux de la désobéissance civile.

Pr Koby Assa Théophile

Ex-Secrétaire national chargé des Etudes et prospectives du PDCI-RDA

Membre du Comité des Sages