Aboisso/Un cadre et natif de la région interpelle la classe politique du Sud-Comoé
Par Pascal Fobah Eblin*
Les populations d’Aboisso (région du sud-Comoé) dans le Sud-est de la Côte d’Ivoire assistent depuis un certain temps à des faits qui suscitent de nombreuses réactions. Il s’agit de l’occupation d’un domaine public par un élu local et certains agissements peu honorables de quelques politiciens qui mettent l’esprit de la cohésion sociale. Un cadre et natif de cette région interpelle la classe politique du Sud-Comoé.
C’est, en tant que natif d’Aboisso que j’ai décidé d’intervenir dans le débat qui secoue la ville d’Aboisso depuis des semaines, alimentant les conversations au sein des populations. L’attitude de certains cadres du RHDP au pouvoir intrigue et interpelle tout à la fois.
Quels sont les faits ?
Le député d’Aboisso-commune et directeur général adjoint des impôts, Aboubakari Cissé, a construit une clôture qui occupe une réserve administrative. Sous le prétexte d’avoir effectué des travaux de viabilisation du site, il s’en octroie la propriété et refuse de démolir la clôture litigieuse et de rétrocéder la parcelle illégalement occupée au titulaire du droit d’usage malgré la mise en demeure de conformité et de démolition qui lui a été adressée le 23 février 2022 par la Direction régionale du Ministère de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme. C’est le premier fait qui a retenu mon attention.
L’acte posé par le Député Aboubakari Cissé de se braquer contre les autorités locales (communales et la direction régionale du ministère de la construction, du logement et de l’urbanisme) n’honore pas l’élu de la nation qu’il est et l’ancien directeur du cadastre qu’il a été.
Dans les livres du cadastre, sont recensées les propriétés et identifiés leurs occupants, c’est-à-dire toutes les parcelles appartenant à l’Etat et aux particuliers avec toutes les informations géographiques, historiques, toponymiques, économiques, techniques, etc. qui les accompagnent. Il était donc aisé, pour Aboubakari Cissé, de connaître le propriétaire légal de la parcelle litigieuse avant son aménagement par ses soins.
S’il l’a fait en connaissance de cause, c’est un abus, une occupation illicite, une appropriation illégitime du domaine d’un tiers qui est, en l’occurrence, la mairie d’Aboisso, titulaire du droit d’usage. Et, l’ayant annexée comme propriété tout en étant, au moment des faits, Directeur général du cadastre, il fait porter à son action les caractéristiques d’un acte répréhensible au regard de la loi.
Cette action s’apparente à un détournement d’actifs fonciers appartenant à la personne publique, ici, la mairie d’Aboisso et, par ricochet, l’Etat de Côte d’Ivoire. Les agissements d’Aboubakari Cissé sont donc contraires à l’intérêt de la société qui a réservé cette parcelle pour une utilité publique ultérieure. Ils appauvrissent aussi le patrimoine foncier de l’Etat dans la commune d’Aboisso et mettent en péril ses initiatives ultérieures en faveur des populations. Ils causent ainsi un préjudice à toute la communauté, aux enfants d’aujourd’hui comme à ceux de demain puisque la municipalité peut décider d’y construire une maternelle ou une école primaire pour désengorger l’établissement primaire proche.
Je me place du côté des principes pour intervenir dans ce débat. Ne le comprennent pas ceux qui vivent dans le présent, pour le présent et qui, par mauvaise foi et nombrilisme, ne font pas de projections pour l’avenir.
Les porteurs et défenseurs de ce raisonnement sont à plaindre et cette façon de voir les choses établit nettement une différence fondamentale entre l’occidental et l’Africain, relativement aux rapports à la chose publique. Si l’on avait été en occident, personne n’aurait soutenu cette démarche.
Malheureusement, nous sommes en Afrique où des gens raisonnent encore différemment. Aboubakari Cissé aurait-il occupé cette parcelle s’il n’avait pas été Directeur général du Cadastre, Directeur général adjoint des Impôts et Député d’Aboisso-commune pour le compte du RHDP, le parti au pouvoir. Je ne le crois pas. Cette parcelle est là depuis bien des années. Dans l’implicite de la posture d’Aboubakari Cissé, on peut penser qu’il croit que ses fonctions administrative et élective devraient lui assurer une impunité totale et lui accorder une exemption à ne pas respecter la loi.
Pour sûr, la communauté doit être reconnaissante pour les grands travaux entrepris par l’élu de la nation dans cette zone marécageuse qu’il a faits de son propre chef, sans l’aval des autorités. C’est un fait. Mais le député doit restituer à la communauté sa propriété. C’est aussi un autre fait. Voilà le nœud du problème.
Il est possible, cependant, de trouver un consensus où nul ne perdra la face. Il lui revient de se rapprocher personnellement ou, à travers un conseil, des autorités qui lui ont formulé la mise en demeure au nom de la communauté et de leur restituer le bien litigieux ou d’entrer en négociation avec elles pour trouver un terrain d’entente.
L’initiative de la proposition doit venir de sa part s’il souhaite vraiment, sans polémique, un règlement pacifique et responsable de ce litige. C’est pourquoi j’estime que la condescendance, l’arrogance, le mépris de l’autorité municipale qui se trouve être l’adversaire des dernières élections législatives ne règlent rien, ni même le fait de compter sur un quelconque parapluie protecteur au sein du Ministère chargé de trancher cette affaire, mais qui le fait avec l’empressement de la tortue alors qu’elle l’aurait fait avec l’empressement du guépard s’il s’était agi d’un opposant ; ce parapluie qui s’effondrera en cas de changement de régime.
Quel que soit le nombre d’années que cela va durer, cette clôture sera un jour détruite s’il ne s’entend pas avec les autorités, parce qu’elles ont le droit avec elles et celui-ci est imprescriptible. Aucun pouvoir politique n’est éternel.
Le second fait est relatif à l’annonce faite par le président du Conseil économique, social, environnemental et culturel le samedi 30 avril 2022 devant la communauté musulmane. Ce n’est pas l’information livrée à cette occasion qui pose problème et qui est relative au bitumage à saluer de certaines artères de la ville d’Aboisso ; mais l’impensé politique qui la sustente et, surtout, la méthode utilisée.
Relativement à cette annonce faite par le président du Conseil économique, social, environnemental et culturel, au cours d’une réunion avec la communauté musulmane, il faut dire que le projet de bitumage de 7241 kilomètres de la voirie dans la commune d’Aboisso ayant été consacré par un acte administratif signé dans les bureaux de la préfecture, le 13 mars 2019, il revenait logiquement au préfet de région de l’annoncer et, à un degré moindre, aux quatre autres signataires du document, à condition qu’ils aient reçu l’accord préalable du préfet. L’on serait tenté de se demander si, au regard du droit, le Président du Conseil économique, social, environnemental et culturel avait compétence pour annoncer une telle nouvelle qui relève d’une mesure administrative. Cela relève-t-il de ses attributions ?
La compétence évoquée, ici, est d’attribution. Elle n’est pas politique. Toute décision prise selon la procédure administrative doit respecter cette même procédure pour sa divulgation. C’est le principe de parallélisme de procédures important en administration. Pour le bon fonctionnement de l’administration et pour conférer aux administrateurs le respect qui leur est dû, il faut observer les prescriptions procédurales.
Il aurait donc fallu laisser le préfet de région faire cette annonce devant toutes les communautés réunies ou leurs représentants convoqués à ses bureaux ou même en portant la nouvelle aux autres entités signataires, charge à elles de trouver le canal de diffusion qui leur convient. N’ayant pas observé cela, l’acte du Président du Conseil économique, social, environnemental et culturel qu’on peut comprendre ne peut-il pas raisonnablement être qualifié d’abus fondé sur sa fonction politique ? Les juristes trancheront. Pour ma part, je pense qu’on pourrait, à tout le moins, parler de vice de forme et de procédure.
Même si, dans le cas d’espèce, la procédure et la forme visées ne sont pas substantielles, il y a détournement de pouvoir qui n’est pas une bonne chose dans un pays qui aspire à consolider ses acquis démocratiques obtenus de haute lutte face au parti unique. Ces pratiques sont malheureusement courantes dans la Côte d’Ivoire indépendante. Elles ont fini par s’installer comme des habitudes, se fondant sur le principe de la préséance de la fonction politique et sur la doxa que cette fonction politique donne droit à des pouvoirs étendus dont les limites, pour certaines fonctions, ne sont balisées que par le seul ordre protocolaire de la République.
Tolérée et promue en Afrique, cette pratique livrerait son auteur en pâture à la presse dans les démocraties occidentales. Il revient aux juristes de se prononcer sur la juridicité de cette pratique africaine et aux démocrates d’en apprécier le rôle dans la consolidation démocratique si tant est qu’elle sert à consolider la démocratie et l’état de droit.
D’autre part, l’annonce faite par le président du Conseil économique, social, environnemental et culturel devant la seule communauté musulmane est un acte malavisé et déplorable, violant ainsi l’esprit républicain qui veut que les institutions et les personnalités qui les dirigent fassent preuve de neutralité et d’impartialité.
Cet acte est également tendancieux et dangereux pour la cohésion sociale, car , une telle attitude, venant d’une si haute personnalité de l’Etat et non des moindres, -ne peut qu’encourager et entretenir la fracture entre les communautés et le délitement de la cohésion sociale ; les unes se sentant choyées et les autres se sentant marginalisées.
Lorsque le président Eugène Aka Aouélé est dans ses habits de Président d’institution qui est une fierté pour tout le peuple Sanwi et, au-delà, pour tout le Sud-Comoé, il doit, en principe et en toutes circonstances, œuvrer pour le rapprochement des communautés et non approfondir les clivages. C’est un principe républicain.
En tant qu’ainé des hommes politiques encore actifs dans la zone, il devrait normalement être au-dessus de la mêlée et contribuer au rassemblement des fils et filles d’Aboisso pour le développement de cette ville qui attend beaucoup de leur part et de leur union. Cela ne veut pas dire qu’il doit renier ses engagements politiques d’autant plus que ses mandants et les militants de son parti attendent qu’il leur prouve sa loyauté. Parce que deux importants édifices de la ville d’Aboisso portent son nom, il n’appartient plus à sa famille politique.
Ses pas ne doivent donc plus diviser mais unir quels que soient les bords politiques concernés. C’est, d’ailleurs, une exigence républicaine tirée de ses fonctions actuelles. On ne peut pas favoriser la collaboration entre elles des différentes catégories professionnelles et regarder en spectateur impassible ceux qu’on appelle ses frères s’étriper sur le terrain de la politique politicienne.
La tentation du Président du Conseil économique, social, environnemental et culturel de se positionner en bienfaiteur des populations d’Aboisso dont les œuvres souterraines de bon samaritain ont, enfin, porté des fruits ne sert qu’à faire le lit du RHDP en prévision des élections municipales à venir.
Cette manœuvre politicienne est disproportionnée et en porte-à-faux avec le symbole qu’il représente. Elle tend plutôt à conforter la conviction de ceux qui ont vu des mains obscures dans l’arrêt brutal observé dans les travaux de bitumage des artères dégradées de la commune d’Aboisso alors que les autres communes alentours ayant bénéficié du même programme ont vu leurs travaux achevés depuis longtemps.
L’image du parti au pouvoir qu’on aurait voulu polir se voit alors malheureusement noircie et, cela peut pousser les autres communautés à un repli sur elles, interprétant la suspension des travaux en faveur de la commune d’Aboisso comme une sorte de punition malveillante pour leur soutien à l’opposition ou une manœuvre politicienne pour contrarier le maire PDCI et justifier une odieuse campagne de dénigrement à son endroit.
Que conclure à propos de ces agissements ?
Pour tirer la conclusion sur ces actes malheureux qui discréditent leurs auteurs alors que l’on sait qu’ils n’ont nullement besoin d’agir ainsi pour entretenir leur image à laquelle adhère, depuis des années, une bonne partie des populations, il est utile de souligner que les cadres Rhdp originaires d’Aboisso devraient avoir conscience qu’ils sont des personnes à qui, momentanément, le peuple, à travers ses démembrements institutionnels, a délégué sa souveraineté pour agir en sa faveur et en faveur de la fraternité et de la cohésion sociale. Les Présidents d’institution devraient logiquement se garder de toute partialité et les élus devraient se montrer exemplaires dans le respect des lois de la République.
En effet, quand on est un élu de la nation, un maire ou président d’une institution de la République, il y a des attitudes républicaines que l’on s’impose. Le modèle républicain repose sur des valeurs et certaines mœurs politiques démocratiques. La vertu républicaine est construite sur la relation entre la politique et la morale et sur la vertu civique et le sens de l’intérêt général en lieu et place des intérêts communautaires et particuliers.
L’élu de la nation doit être un modèle dans le respect de la loi et non un anti-modèle. « La loi est dure mais c’est la loi » (dura lex sed lex), dit-on et on doit tous l’observer quel que soit notre statut. Si chacun doit faire ce qu’il veut parce qu’il a une parcelle de pouvoir politique ou administratif qui peut, par ailleurs, disparaître du jour au lendemain, on tombe dans l’état de nature développé par le philosophe anglais Thomas Hobbes et, il n’y a plus de République mais- une société antée-étatique.
Il y a République parce que l’on a décidé tous de soumettre notre état de nature à la loi de l’ensemble élaborée par le législateur dans l’intérêt de tous pour le bon-vivre-en-société. Si l’on laisse l’état de nature des « grands » comme celui des « petits » triompher, l’on rompt le pacte social et le pacte de confiance du citoyen envers la nation et l’Etat dans ses démembrements politiques.
Il faut aussi veiller à la cohésion sociale et éviter tout ce qui peut conduire à la marginalisation et à la stigmatisation de certaines composantes de la société. La cohésion sociale est un patrimoine collectif à faire fructifier par des attitudes adaptées. Même si c’est l’affaire de tous, elle est encore plus l’affaire des hommes politiques à quelque niveau de responsabilité qu’ils soient.
*Professeur Titulaire à l’Université Alassane Ouattara, Secrétaire général du mouvement « Les Démocrates de Côte d’Ivoire », Natif d’Aboisso.