Non respect de la parole donnée/Voici comment cela peut conduire à l’instabilité économique, politique et sociale dans des Etats

Par Professeur Aka Bédia François

Auteur de plusieurs travaux de recherches, dont certains portent sur l’analyse de la pauvreté et des inégalités, le Professeur Titulaire de Sciences économiques, Agrégé des universités, Directeur du Laboratoire d’analyse et de modélisation des politiques économiques (LAMPE) et de l’école doctorale de l’UFR de sciences économiques et de développement de l’université Alassane Ouattara de Bouaké  Aka Bédia François, titulaire du prix d’excellence 2019 du meilleur enseignant, Chercheur de Côte d’Ivoire, jette un regard sur le respect ou le non-respect des promesses ou de la parole donnée qui peuvent conduire à l’instabilité économique, politique et sociale dans nos Etats.

 Dans un article récent, nous avions conclu par le passage suivant : « Comme il y a 10 ans, les élections à venir font peser le risque d’une crise politique et économique majeure en Côte d’Ivoire. Or, toute incertitude ou tout choc politique et social pourrait décourager les agents économiques tant nationaux qu’internationaux, qui jouent un rôle essentiel dans la dynamique actuelle de l’économie ivoirienne, et freiner l’économie dans sa marche vers l’émergence en 2020 promise par le gouvernement sortant. »

Nous y sommes. Depuis la veille de la fête marquant les 60 ans d’indépendance de ce pays, une notion fait l’actualité en Côte d’Ivoire. Il s’agit du respect ou non de la constitution du pays par le président de la république sortant.

« Le président de la République sortant avait donné sa parole, à la face du monde, de ne pas se présenter aux futures élections d’octobre 2020. Cette notion relative au respect de la parole donnée aurait dû faire l’objet de plus de débats », selon le Professeur Bédia François

La notion relative au respect de la constitution relève du droit constitutionnel et a reçu l’éclairage d’éminents intellectuels, spécialistes de ce domaine juridique, et a suscité beaucoup de controverses. Cela s’explique par le fait que la constitution est la loi fondamentale de toute nation moderne.

Nous voudrions ici nous intéresser à une autre notion, tout aussi fondamentale, qui aurait également dû faire l’objet de débats. C’est celle du respect ou non de la parole donnée.

En effet le président de la République sortant avait donné sa parole, à la face du monde, de ne pas se présenter aux futures élections d’octobre 2020. Cette notion relative au respect de la parole donnée aurait dû faire l’objet de plus de débats, d’autant plus qu’elle est plus transversale et relève de disciplines aussi variées que l’histoire, la philosophie, la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie, l’économie, le droit et la religion. Oui, la religion, car la parole est sacrée, étant donné qu’au commencement était la parole.

C’est cette deuxième notion du respect ou non de la parole donnée, moins discutée ces derniers jours que celle du respect ou non de la constitution qui nous intéresse ici. Nous nous y intéressons ici à travers le prisme de l’économiste.

La parole donnée est une promesse que l’on s’engage à respecter. Formellement, la promesse est une parole qui engage l’individu dans le futur. Un penseur comme Alain Boyer se base sur les thèses d’un autre penseur Thomas Hobbes pour dire que la promesse est surtout l’un des fondements de l’organisation politique des sociétés humaines civilisées.

Il faut rappeler que selon Thomas Hobbes « la vie sans promesse est intenable, que sans elle, la coopération entre hommes est impossible et qu’elle est la condition sine qua non pour sortir de la logique de la guerre de tous contre tous. Bien que contraignante pour l’individu, la promesse est un pari nécessaire à la vie collective. L’individu ne peut vivre en société que s’il est capable de tenir ses promesses, au risque d’en être exclu ».

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La promesse est fondamentalement l’action d’un agent généralement dénué d’altruisme au bénéfice supposé d’un ou plusieurs autres agents. Cela signifie que la promesse est un acte accompli avec l’intention publique de contracter délibérément une obligation dont l’existence servira à l’accomplissement de nos fins.

Ainsi, la promesse fait intervenir la notion de croyances en ce bénéfice, ces croyances pouvant être irrationnelles ou rationnelles.

Lorsque les croyances sont irrationnelles, il en résulte des comportements de mimétisme des agents suiveurs à l’égard du leader. Lorsqu’elles sont rationnelles, elles convoient généralement les anticipations (ou prévisions) parfaites sur le comportement du leader sur le marché, et ce rarement pour valider ses promesses.

Les promesses non tenues, pourtant crues au moment, sont bien connues dans l’histoire des faits économiques. Par exemple :

(i) Les emprunts russes au début du 20e siècle, contractés par le pouvoir blanc du Tsar, puis annulés par le pouvoir rouge des communistes. Il en a résulté l’appauvrissement de millions de ménages en Europe occidentale.

(ii) Le moratoire de la dette extérieure posé par le Mexique en 1982, a induit une crise de confiance entre les banques commerciales occidentales et les Etats souverains des pays en développement. Il en a résulté la crise de la dette.

La non réalisation des promesses est transversale à tous les comportements. C’est le cas des promesses de partage de pouvoir politique, souvent non tenues par les coalitions ayant accédé au pouvoir souverain. Par exemple :

(i) Le cas de Gordon Brown, ancien premier ministre britannique, qui a attendu dix ans malgré la promesse de son prédécesseur Tony Blair de lui laisser la place au bout d’un seul mandat de 5 ans.

(ii) En Côte d’Ivoire, le non-respect de l’Appel de Daoukro (pacte politique de 2015) a entrainé l’implosion du RHDP (Rassemblement des Houphouétiste pour la Démocratie et la Paix) regroupant le PDCI, l’UDPCI, le MFA et le RDR, et sa réduction aujourd’hui à sa partie congrue, le RDR.

La promesse est un acte de parole qui engage celui qui la donne. La promesse, et ses formes plus complexes (pactes, alliances, serments), est un propre de l’homme et, plus radicalement, l’unité de l’humanité est fondée dans la capacité à promettre et à respecter ses engagements. Pacta sunt servanda, comme dit le principe romain.

Des promesses non tenues des décideurs publics de partage de pouvoir ou de représentation équitable dans les instances dirigeantes, naissent de nombreux conflits, souvent armés.

  1. Les promesses des décideurs publics

Dans les périodes pré-électorales, les candidats font des promesses aux électeurs et aux agents économiques quant aux politiques économiques et sociales qu’ils comptent mettre en place une fois élus.

Dans la plupart des cas, ces promesses électorales ont un contenu socio-économique (réalisation de routes, construction d’établissements scolaires et d’hôpitaux, adduction d’eau potable, électrification, etc.) qu’il s’agit d’évaluer ex-post pour en apprécier l’efficacité ou l’optimalité.

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Les promesses lorsqu’elles ne sont pas tenues par les autorités publiques, peuvent avoir des conséquences très variées selon les pays. Alors que dans les pays industrialisés le non-respect des promesses conditionne la réélection des autorités, dans les pays en voie de développement, les promesses non tenues sont à la base de rébellions armées et de guerres civiles qui hypothèquent le développement de ces pays.

Les promesses d’alternance politique non tenues conduisent également à des crises politiques et ont une influence considérable sur l’économie.

Par ailleurs, les politiques économiques envisagées par les décideurs publics sont aussi conditionnées dans leur succès par les croyances ou anticipations des agents privés.

Les croyances et les non croyances sont fondées sur des suppositions qui intègrent les prévisions (anticipations) des agents économiques.

On parle de croyances rationnelles lorsque les agents intègrent les comportements des autres agents. Dès que les anticipations des agents sont rationnelles, cela peut se traduire par la perte d’efficacité des politiques publiques. Par exemple :

(i) L’économiste Friedman a montré que les politiques de lutte contre le chômage créent de la stagflation (chômage et inflation).

(ii) Les économistes Kydland et Prescott ont montré que les anticipations ou prévisions rationnelles débouchent sur l’idée d’incohérence temporelle des politiques publiques, à cause de l’adoption de stratégies inverses par le secteur privé.

De la même façon que le souverain conserve et stabilise le système de coopération sociale en instituant publiquement une liste de peines efficaces, de même c’est en tenant mutuellement leur parole que les hommes, en l’absence de système coercitif, établissent et stabilisent leurs entreprises communes ou privées.

Si la crédibilité des promesses des décideurs publics est parfois mise en doute, celle des promesses des décideurs privés est souvent conditionnée.

  1. Les promesses des agents privés

Les décideurs privés font des promesses qui sont conditionnées dans deux cas. D’une part à l’occasion des contrats d’entreprise et d’autre part à l’occasion des opérations de banques commerciales.

(i) A l’occasion des contrats d’entreprise

 – L’employeur et le salarié se font des promesses sur le niveau de salaire et la productivité.

L’employeur peut fixer le salaire à un niveau attractif pour susciter un comportement productif de l’employé. Ce niveau de salaire, dit salaire d’efficience, est perçu comme une promesse faite par le salarié au moment de la signature du contrat de travail, de donner le meilleur de lui-même.

Le salarié est tenu de respecter ses engagements s’il veut être crédible. Mais l’asymétrie d’information peut entrainer un comportement opportuniste de la part du salarié et occasionner un aléa moral (comportement de celui qui n’assume pas ses initiatives), s’il ne respecte pas ses engagements post contractuels.

– Les entreprises partenaires se font des promesses sur la loyauté des contrats.

Les firmes peuvent mettre en commun des ressources et des compétences pour réaliser des objectifs dans l’intérêt de chaque firme. Dans une telle alliance des comportements opportunistes peuvent compromettre la crédibilité des contrats signés.

L’établissement de la crédibilité est alors conditionné par la révélation d’intérêts mutuels permettant de réduire la tentation opportuniste et transformer la relation entre les entreprises en un jeu coopératif.

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(ii) A l’occasion des opérations de banques commerciales

La faible crédibilité ou la chute de crédibilité peuvent avoir des conséquences en termes de rationnement de crédit ou de répudiation bancaire.

Sur le marché bancaire les emprunteurs s’engagent auprès des banques lors de contrats de prêts à rembourser à échéances fixes les montants empruntés par fractions.

Il s’agit d’un acte de confiance consenti en contrepartie d’une promesse de remboursement dans un délai convenu à l’avance. Faire crédit, c’est faire confiance, ce qui implique une réputation de solvabilité.

Le défaut de remboursement des emprunteurs à risque entache la crédibilité de leurs promesses et présente un risque pour les banques. Il peut s’avérer aussi que le niveau de crédibilité de l’emprunteur baisse suite à des aléas économiques conduisant à sa répudiation.

L’emprunteur peut être de bonne foi lors de la signature du contrat, mais il peut s’avérer que suite à une perte d’emploi il soit dans l’impossibilité de respecter ses promesses de remboursement.

Il devient alors un emprunteur à risque pour la banque qui peut décider de répudier le client qui ne peut plus respecter ses promesses. La répudiation apparait comme une protection de la banque contre le risque de défaut de paiement des emprunteurs.

En définitive, la croyance et la non-croyance aux promesses faites par les décideurs publics et privés sont au centre des interactions sociales et institutionnelles et conditionnent l’ensemble du système économique. Les promesses non tenues, ou les non-respects de la parole donnée, sont des sources de fragilisations des pays en voie de développement car elles conduisent à de nombreux conflits sociaux et armés. La situation qui prévaut actuellement en Côte d’Ivoire, avec le non-respect de la parole donnée, par la plus haute autorité politique, pourtant crue pendant un moment, en l’occurrence de ne pas être candidat, en est une illustration probante qui entache la crédibilité de nos institutions.

Un mimétisme de ce leader par les autres agents ou une généralisation de ce non-respect dans notre économie conduirait à une rupture de confiance entre les entreprises et leurs salariés, entre des entreprises partenaires, entre les banques et leurs clients, etc. Les conséquences seraient catastrophiques pour l’ensemble de l’économie. C’est pour toutes ces raisons que la parole donnée devrait être respectée, car au commencement était la parole, mère de toutes les normes, elle est par conséquent sacrée.

Le respect des promesses est donc utile à tous, et devrait être une pratique commune, gouvernée par l’obligation de ne pas faire une exception pour soi-même. La confiance engendrée par l’échange des promesses est essentielle à toute vie en commun. Cette crédibilité des promesses permet à la société de conjurer les deux maux que sont la guerre civile et la tyrannie, qui brisent toute confiance. La promesse est donc l’un des fondements de l’identité personnelle aussi bien que le dernier lien de la société des hommes, et surtout de l’économie-monde capitaliste.

Source : operanewsapp.com