Lutte contre la filière clandestine de migrants/L’opération Sophia va désormais «appréhender» les passeurs
Une nouvelle mission européenne de lutte contre les passeurs de migrants en Méditerranée a démarré dès aujourd’hui mercredi 7 octobre. L’opération de surveillance des eaux au large des côtes libyennes intitulée « Sophia » entre dans une phase plus offensive avec plus de moyens humains, matériels et juridiques pour lutter contre les filières clandestines. Les bateaux pourront désormais arraisonner, fouiller et saisir les navires suspects. 22 pays participent à ce programme. L’amiral français Hervé Bléjean est le commandant adjoint de la Force navale européenne. Interrogé par RFI, il revient sur les méthodes mafieuses des passeurs.
Qu’avez-vous appris de la phase de renseignements qui aura duré près de trois mois : la phase 1 de l’opération Eunavfor-Med-Sophia. Est-ce que vous en savez un peu plus maintenant sur les modes d’action de ces passeurs ?
Alors effectivement nous avons identifié plusieurs réseaux. Nous savons d’où ils partent. En moyenne, le passage pour partir en Méditerranée est environ de 1 500 euros par migrant, sachant que la plupart d’entre eux auront déjà payé, avant, davantage pour faire le transit terrestre de leur pays d’origine vers la côte libyenne. Aujourd’hui ils ont globalement un mode d’action assez simple -et qui est d’ailleurs irresponsable-, qui consiste à charger une embarcation en bois, une embarcation pneumatique d’un maximum de migrants. Par exemple des embarcations en bois, faites pour transporter raisonnablement pas plus de 15 personnes, peuvent être chargées jusqu’à 400 personnes. Des canots pneumatiques, faits là aussi pour transporter entre 5 ou 10 personnes sont chargés jusqu’à 150 personnes. Ils les font partir de la plage simplement avec leurs propres moyens de propulsion. Leur objectif, c’est de partir à une heure adaptée de manière à ce qu’ils puissent déclencher une opération de secours en mer au petit matin, et avec une quantité de carburant, d’eau et de nourriture, qui ne permettent pas à ces migrants de rejoindre une quelconque côte en Europe par leurs propres moyens. C’est surtout contre cela que nous souhaitons lutter parce que ces passeurs ou ces réseaux de transporteurs, qui se voient peut-être comme des agences de voyages, ne peuvent pas ignorer les risques qu’ils font courir aux migrants qu’ils envoient en Méditerranée dans ces conditions-là. Donc ils font de l’argent facile, sans prendre de risques eux-mêmes avec le désespoir de tous ces gens-là.
On en avait beaucoup parlé pour les opérations de lutte contre la piraterie dans la corne de l’Afrique dans l’océan Indien. Est-ce que ces migrants, est-ce que ces réseaux de passeurs utilisent des bateaux-mère, des bateaux-tracteur ?
Sans vouloir dévoiler tout ce que nous avons recueilli comme informations parce que nous supposons que nos adversaires potentiels sont aussi à l’écoute de votre radio, on a parfois des bateaux qui partent tout seul ou qui sont envoyés tout seul avec un certain nombre de consignes, et parfois on peut observer certains accompagnements pour assurer sans doute la sécurité, jusqu’à un certain point, du bateau transportant les migrants.
On parle d’interception en haute mer des passeurs. C’est quelque chose de nouveau. Cela veut dire quoi, intercepter ces passeurs ? C’est récupérer les bateaux, les arrêter ?
Effectivement, nous allons rentrer dans cette phase 2 de l’opération qui va nous faire passer de cette phase de recueil de renseignements à une phase d’action proprement dite contre ces criminels. Le but, c’est effectivement d’appréhender les présumés passeurs, les trafiquants d’êtres humains de manière à ce qu’ils puissent être déférés devant la justice.
Cela pose des questions car l’action se déroule en haute mer. Déférer ces gens, vers qui, vers quelle justice ? Vers la Libye, vers l’Europe, vers la justice du pays qui aura intercepté le bateau ? Comment ça fonctionne ?
Ce qui est prévu, c’est de s’inscrire dans les clauses juridictionnelles prévues pour l’opération Triton de Frontex [chargée des frontières extérieures de l’espace Schengen], c’est-à-dire que ces personnes soient ensuite déférées à des autorités italiennes et que la justice italienne puisse œuvrer. Il y a le protocole de Palerme, dont tous les Etats intervenants sont signataires, et qui permet de cadrer un certain nombre d’actions possibles dans les eaux internationales pour lutter contre la migration irrégulière. Donc c’est aussi une de nos bases juridiques. Les actions que nous pouvons faire en mer sont légales à ce titre-là.
Cela reste une mission difficile non seulement à cause de la proximité des migrants et des passeurs, mais aussi car finalement rien ne ressemble plus à un bateau de passeurs qu’un bateau de pêche. Comment est-ce que vous allez vous y prendre ?
Les bateaux que nous allons viser effectivement, ce seront surtout sur des critères liés à leur comportement. Nous pourrons avoir des soupçons, des présomptions fortes que tel ou tel bâtiment n’est pas en action de pêche ou en action de commerce, mais bien dans une action liée au trafic d’êtres humains ou au transport de migrants. Il va de soi qu’en faisant ces actions, nous avons un impératif absolu, c’est évidemment la protection de toute vie humaine en mer quelle qu’elle soit ; évidemment celle des migrants eux-mêmes, mais également celle de nos adversaires sachant que nous avons affaire à des criminels et pas à des combattants au sens du droit du conflit armé.
Est-ce que les garde-côtes libyens coopèrent ?
En ce qui concerne les garde-côtes tels qu’ils s’appellent eux-mêmes, libyens, parce que pour le moment les garde-côtes que l’on voit opérer dans la zone qui nous intéresse se rattachent ou se réclament d’un seul des deux gouvernements présents en Libye, opèrent principalement dans leurs eaux territoriales. Nous n’avons aucun contact avec eux. Nous n’avons d’ailleurs aucun contact avec une quelconque autorité libyenne. Ce n’est pas à nous d’avoir ces contacts-là, tant que la mission des Nations unies avec l’objectif de former un gouvernement d’union nationale en Libye n’est pas achevée.
On sait que certaines portions du territoire libyen sont aujourd’hui aux mains de l’organisation de l’Etat Islamique. On sait aussi que ces gens ont des modes d’actions multiples. Est-ce que vous ferez preuve d’une prudence redoublée lors de ces interventions auprès de ces bateaux présumés de passeurs ?
Nous allons travailler auprès d’un pays extrêmement instable avec une présence terroriste avérée. Et même sans aller jusqu’à imaginer l’action terroriste, l’argent que rapporte la migration irrégulière est énorme dans ce pays-là, en Libye. Ça représenterait 35 % des revenus de la Libye. Ce qui veut dire que globalement, ça touche toutes les couches de la société et lorsque nous allons commencer à être efficaces, nous risquons de déplaire à un grand nombre de personnes, et donc de faire face à un certain type de menaces graduelles selon à qui nous avons à faire.
Source : rfi.fr