Tabagisme/La lente prise de conscience des pays africains
80 % des fumeurs vivent aujourd’hui dans des pays à faibles revenus. L’Afrique, particulièrement touchée par la pandémie du tabagisme, est d’ailleurs devenue l’un des marchés prioritaires des cigarettiers, qui tentent de combler la baisse de la prévalence tabagique dans les pays occidentaux. Face à ce fléau, de plus en plus de pays africains cherchent à durcir leur législation antitabac, bénéficiant du soutien appuyé de l’OMS.
« Inacceptable ! ». Dans un tweet daté du 12 août dernier, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) Afrique dénonce « les tactiques agressives pour attirer de nouveaux clients » menées par l’industrie du tabac sur le continent, où plus d’un adolescent sur 10 consomme des produits du tabac.
Les techniques de l’industrie pour intimider tout opposant à la cigarette y sont d’ailleurs nombreuses et croissantes dans les pays à revenu faible et intermédiaire. En effet, d’ici 2025, l’OMS prévoit ainsi une augmentation de 40 % du nombre de fumeurs en Afrique, en rapport à 2010, alors que les maladies liées à la consommation de tabac se multiplient sur le continent. Sans retournement de tendance, l’Afrique sera la région du monde avec la prévalence tabagique la plus haute et devrait voir doubler, d’ici 2030, le nombre de décès liés à la cigarette.
Les industriels ont très vite compris l’intérêt stratégique d’un continent à la population jeune, où les méfaits du tabac sont encore trop méconnus, ce qui permet aux cigarettiers de multiplier les campagnes de communication, de publicité ou encore le sponsoring d’évènements sportifs et culturels.
Pire encore, une enquête publiée en 2019 par l’ONG Public Eye a révélé que les cigarettes commercialisées sur le continent – et fabriquées en Suisse, dans les mêmes usines ! – étaient à dessein largement plus addictives que celles vendues en Europe. « C’est devenu de la mode à Lomé, de voir des jeunes en petits groupes dans les coins de rue, fumer par exemple de la chicha, exposant ainsi leur entourage aux conséquences du tabac » témoignait, en mai dernier, Linus Kokou Gbodono, de l’ONG Vie Libre et Positive pour l’agence Anadolou.
Au Mali, autre pays très touché par ce phénomène, la consommation de chicha a d’ailleurs été purement et simplement interdite le 15 août dernier. Une image qui tranche avec celle d’une jeunesse occidentale qui fume de moins en moins mais, surtout qui affirme avoir une perception toujours plus négative de la cigarette.
L’OMS milite pour une hausse des taxes et une traçabilité poussée
De son côté, l’OMS rappelle que, sur le long-terme, l’augmentation du prix des paquets reste le meilleur atout pour lutter contre le tabagisme, « notamment chez les jeunes et les personnes à faible revenu (NDLR. les plus exposés au tabagisme), tout en augmentant les recettes fiscales dans de nombreux pays ». L’OMS précise ainsi « qu’une hausse des prix de 10 % fait reculer la consommation d’environ 4 % dans les pays à revenu élevé, et d’environ 5 % dans les pays à revenu faible ou intermédiaire »… Ce qui pourrait expliquer la véhémence des actions conduites dans ces derniers pays.
À condition d’éviter les effets délétères d’une hausse trop brutale, qui pourraient entraîner un report des consommateurs vers les produits issus du marché parallèle, non taxés dont bien moins chers à l’achat. « Le Protocole pour éliminer le commerce illicite de produits du tabac nécessite un système mondial de suivi et de traçabilité des produits du tabac », souligne en ce sens l’ONG Expose Tobacco, qui précise que ce système « de suivi et de traçabilité ne peut pas être délégué à l’industrie du tabac ».
Le Togo, qui estime que « la contrebande de tabac en Afrique de l’Ouest atteindrait les 250 000 tonnes par an » a ainsi, en 2020, confié à la société suisse SICPA le soin de mettre en œuvre un nouvel outil de suivi et de traçabilité des produits du tabac, afin de « contrôler si les cigarettes distribuées sont légales ou non ». Et aussi d’augmenter directement ses recettes fiscales qui, selon les données 2021 du ministère de l’Économie et des Finances, auraient grimpé de 35 % sur les produits du tabac et de l’alcool depuis la mise en place d’un système de marquage automatisé.
Au Kenya, une nouvelle génération de timbres fiscaux, destinée à garder un coup d’avance sur la contrebande, a été déployée en 2022, notamment sur les produits du tabac à partir de février dernier. Il s’agit, pour le pays, de la quatrième révision de ses timbres fiscaux qui ont permis, depuis leur mise en place en 2013, de faire passer la collecte des taxes d’accise de 6 à 46 millions d’euros par an.
Renforcement du cadre législatif
Récemment, l’ONG Génération Sans Tabac s’est réjouie de la généralisation des lois antitabacs dans de nombreux pays africains, qui sont aujourd’hui 38 à s’être dotés d’un arsenal juridique visant à limiter la prévalence tabagique.
Le dernier d’entre eux, la Sierra Leone, a voté le 3 août dernier une loi permettant d’appliquer dans son intégralité les dispositions de la Convention Cadre de l’OMS pour la Lutte Anti-Tabac (CCLAT), que le pays avait ratifié en 2009 et aspirant à réglementer les produits du tabac de sa production jusqu’à sa commercialisation, en passant par les campagnes de promotion et de publicité.
Au Gabon, la loi 006/2013 a renforcé les mesures de lutte anti-tabac et, surtout, a durci les règles destinées à lutter contre l’ingérence des industriels dans la construction des politiques publiques, de même qu’en Côte d’Ivoire, un décret mettant en place le paquet neutre et la traçabilité a été adopté début 2022
Une avancée notable, sachant que le taux d’interférence des industriels du tabac dans l’élaboration des politiques publiques est, en Afrique, jugé particulièrement élevé par l’Alliance pour le Contrôle du Tabac en Afrique (ACTA).
Au niveau supranational, de nouvelles initiatives voient aussi régulièrement le jour. L’OMS a récemment formé un panel de journalistes ivoiriens, afin de les sensibiliser aux problématiques du tabac mais aussi pour les aider à mieux percevoir et comprendre les manœuvres des industriels du tabac, notamment pour contrer efficacement les éventuelles campagnes de désinformation dont les lobbys pourraient être à l’origine. En juin dernier, l’Éthiopie a étendu ses espaces non-fumeurs.
Globalement, les professionnels de la santé publique se réjouissent des progrès réalisés ces dernières années. Parmi les 44 pays de la Région africaine ayant ratifié la CCLAT, 24 d’entre eux ont déployé des interdictions dans les lieux publics, tandis que 35 ont interdit toutes les formes de publicité ou de parrainage par des industriels. Mais la route est encore longue.