Interview de Bohoui B. Carell, Consultant en communication, Expert en stratégies politiques et sociales, Spécialiste de l’Afrique : ‘’Le procès du 28 Janvier sera le début de celui des principaux acteurs de la crise en Côte d’Ivoire et de l’ivoirité‘’

Dans quelques jours,le 28 janvier, se tient à la Haye le procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Ces derniers sont poursuivis pour crimes contre l’humanité suite aux évènements dramatiques survenus en Côte d’Ivoire pendant la crise électorale de 2010. Pour comprendre les enjeux de ce procès tant attendu en Côte d’Ivoire et par les africains, nous avons interrogé M. Bohoui B. Carell, Consultant en communication, Expert en stratégies Politiques et Sociales, Spécialiste de l’Afrique afin de nous éclairer sur ce qui se joue à la CPI.

  • BohouiCarell, comment appréhendez-vous ce procès tant attendu depuis 5 ans?

D’entrée, nous aimerions émettre quelques réserves sur les fortes attentes suscitées, selon vous, par le procès du 28 janvier. Il est vrai qu’il y’a 5 ou 4 ans, le procès de l’ex président Ivoirien Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé, son homme de main au niveau des‘’jeunes patriotes’’, était beaucoup attendu de part et d’autre. Tant dans le camp victorieux,fort de ses alliés internationaux, que par le camp des vaincus. Pour des raisons évidemment diamétralement opposées.Le camp au pouvoir espérant une condamnation rapide et certainement à vie des mis en cause, et les partisans de  Gbagbo  convaincus de leur innocence, réclamant  lalibération au plus vite et nourrissant le secret espoir d’un retour aux affaires de leurs champions. Le décor ainsi planté  justifiait l’engouement général autour de ce procès. En ces moments-là, tout le monde appelait à sa tenue.

Mais à ce jour, il est difficile d’en dire autant. Nous ne pensons pas qu’il y ait autant d’enthousiasme dans tous les camps.Une chose est cependant sûre, ce procès est très attendu par les africains de tous bords.

 

  • Pourquoi estimez-vous que tout le monde n’attend plus vraiment ce procès avec la même ferveur.Ne suscite-t-il donc plus un grand intérêt ?

Si, bien au contraire.Une guerre ou des élections ou les deux en même temps, se gagnent avec des alliés. Les Etats Africains ne font pas exception à la règle. Et nul n’ignore que l’engagement politique et militaire  de la communauté internationalesous la houlette de la France de Nicolas Sarkozy aux côtés du pouvoir d’Abidjan, a été déterminant dans sa victoire contre l’ex régime. C’est dans l’euphorie de la victoire et fort  du soutien sans faille de cette communauté qui semblait octroyer une certaine immunité au nouveau pouvoir que les transfèrements du Chef d’Etat déchu et de Charles Blé Goudé ont été opérés. Dans des conditions dont l’appréciation est laissée à chacun. Et sans qu’aucun des belligérants du camp au pouvoir ne fasse l’objet d’une quelconque attention de la part de la procureure de la CPI.

Cela dit aujourd’hui, les rapports de force ont beaucoup évolué au niveau international. Avec les départs de Nicolas Sarkozy de la présidence française en 2012, celui d’Abdoulaye Wade du Sénégal et plus récemment deGoodluck Jonathan du Nigéria etde Blaise Compaoré du Burkina Faso, la partie accusatrice c‘est-à-dire le régime d’Abidjan a perdu ses plus importants alliés au niveau de la communauté internationale, son principal atout. Le décor ayant présidé à la chute de l’ex président et à son transfèrement  à la CPI a connu de profonds changements.Cette nouvelle donne aura une incidence certaine sur ce procès.Au lieu d’êtreuniquement celui de Gbagbo et de Charles Blé Goudé comme espéré au départ par les initiateurs,le procès du 28 janvier risque fort d’être désormais celui de la crise ivoirienne,de ses acteurs majeurs et surtout de l’ivoirité. Vous comprenezaisément qu’il ne puisse plus susciter l’enthousiasme de toutes les parties.

 

  • Insinuez-vousdonc que c’est un procès politique qui s’annonce ?

Ce n’est nullement une insinuation et nous ne sommes pas les premiers à en faire le constat.

Les orientations données jusque-là  aux poursuites par la procureure de la CPI FatouBensouda  et qui s’appuient davantage sur un seul camp du conflitde même que sur des insinuations quant aux intentions des mis en cause, en font foi.

Il faut avoir à l’esprit que la justice ne juge pas les intentions mais les actes. Elle apprécie les intentions pourmieux qualifier et juger les actes posés. En matière d’actes d’exactions et de crimes contre l’humanité, la côte d’ivoire en a connu les pires de chaque  côté depuis la radicalisation de la crise. Avant, pendant et après la crise électorale des crimes de masse et des exactions  à caractère génocidaire  qu’aucune raison ne saurait justifier ont été commispar les diverses parties en conflit.

 

  • La démarche de la Cour Pénale Internationale serait-elle partiale ?

Nous n’irons pas jusqu’à affirmer cela.Cependant, les poursuites  auraient été orientées sur le plan purement juridique, du droit humanitaire et des actes, le président déchu et son homme de main ne seraient pas en ce moment les seuls à répondre devant la CPI.

Cela dit, de toutes les manières, la dimension politique se serait tôt ou tard invitéeà ce procès puisqueles faits incriminés sont la résultante d’une crise politique dont la cause principale est la lutte pour le pouvoir d’Etat.

Le procès qui s’ouvre le 28 janvier devra nécessairementinterroger tout le processus de la crise ivoirienne ayant abouti aux faits reprochés aux accusés. C’est-à-dire la genèse de cette crise, l’ivoirité,  le coup d’Etat de 1999, la rébellion de 2002, les élections de 2010 ainsi que les principaux animateurs de ces foyers. Il sera difficile à la Cour d’esquiver ces questions. Et vu sous cet aspect,  Il ne serait pas surprenant de voir défiler à ce procèsmarathon, en différentes qualités, des acteursnationaux et internationaux de premier plan  jusqu’alors hors du viseur de la CPI.

Il y va de la crédibilité de la Cour dont l’image est déjà fortement écornée dans l’opinion africaine par le choix de ses cibles. Ce procès est un défi pour la CPI, car il marque un tournant décisif dans la perception que  se fait  l’opinion africaine en général de cette institution.

 

  • Qui d’autres, selon vous,devraient répondre devant la CPI?

Au risque de vous décevoir, nous ne sommes pas juge ni procureur de la CPI. Cela ne relève pas de nos compétences.Notre rôle en tant qu’analyste  politique n’est pas de désigner qui que ce soit. Mais d’examiner en profondeur les faits politiques. C’est le travail de la justice. C’est à elle de faire son travail.

Sinon, au niveau des faits, le charnier de Yopougon, les massacres de  Guitrozon, Duekoue carrefour, Nahibly etc. ne sont pas des affabulations mais bien des faits réels où des crimes de masseimpliquant des dizaines voire des centaines de morts ont été commis.Et ces crimes n’ont pas été le fait d’extraterrestres à notre connaissance.

Le massacre de Duekoue carrefour survenu le 29 mars 2011  pendant la crise électorale est des plus édifiants. L’on dénombreau moins  800 personnes réfugiées dans l’enceinte d’une église (femmes et enfants compris) exterminées en quelques heures, selon les rapports de l’ONU et de  différentes organisations humanitairesdont notamment du CICR.

Il est curieux que le massacre de masse  le plus important- dont le caractère génocidaire est avéré (puisqu’il s’agit d’individus appartenant majoritairement à un même groupe ethnique)-,  commis pendant la crise électorale ne fasse pas partie, 5 ans après, des poursuites ni d’un débutd’enquêtes de la CPI. Alors que cette institution dit d’abord juger les crimes graves commis pendant cette période.

A moins que ces crimes soient jugés irrecevables par la CPI en vertu de l’article 17 du statut de Rome qui dispose en son point A : « Eu egard au 2eme alinea du préambule et à l’article premier du présent statut, une affaire est jugée irrecevable par la cour lorsque :L’affaire fait l’objet d’une enquête et l’objet de poursuite de la part d’un Etat ayant la compétence en l’espèce, à moins que cet Etat n’ait pas la volonté ou soit dans l’incapacité de mener à bien les poursuites ».

Le cas de Duekoué carrefour, par exemple, ferait-il déjà l’objet d’une enquête ou de poursuites de la part de l’Etat ivoirien ?

 

  • La démarche de la CPI serait-elle illogique ?

C’est à chacun d’en tirer les conséquences.Des acteurs ou présumés auteurs de  crimes d’envergure moins importante ont étépourtant jugés par la CPI sous d’autres cieux.

Bosco Ntaganda de la RDC, par exemple, est poursuivi par la CPI pour 5 chefs d’accusation de crimes contre l’humanité dont ceux de viols et d’esclavage sexuel et de 13 chefs d’accusation de crimes de guerre  parmi lesquels figurent celles de meurtre,  tentative de meurtre, d’attaques contre les civils, de déplacement de populations civiles ou d’enrôlement et d’utilisation d’enfants soldats de moins de 15 ans.

Au regard de cet exemple, il est difficilement compréhensible que les faits d’une extrême gravité cités plus hauts  ne fassent pas partie des priorités de la Cour. Or la hiérarchie des normes selon la logique humaineaurait exigé que les crimes les plus importants fussent les premiers à faire l’objet des premières poursuites. C’est une question de bon sens.

Un crime est un crime et –en principe-une vie humaine n’a pas plus de valeur qu’une autre. Mais vous convenez avec nous qu’un  massacre impliquant 800 victimes estforcément plus grave que celui impliquant 10 victimes ou des exactions commises sur une ou deux personnes par exemple.

 

  • Vous affirmez plus haut que ‘’ de toutes les manières, la dimension politique se serait tôt ou tard invitée à ce procès puisque les faits incriminés sont la résultante d’une crise politique dont la cause principale est la lutte pour le pouvoir d’Etat’’. Qu’est ce qui forge vos convictions ?

A ce sujet, Il est bon d’avoir à l’esprit la vérité essentielle de la crise ivoirienne pour en saisir les tenants et les aboutissants afin demieux comprendre la suite. La clé de voute du drame ivoirien, en dehors de toutes les considérations secondaires suscitées pour certaines, est la lutte pour le pouvoir politique.

Le véritable enjeu de cette grave crise dont les racines puisent leurs sources à la fin du long règne du premier président Ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, est le contrôle de l’appareil de l’Etat et bien évidemment des richesses du pays.La Côte d’Ivoire est un pays très riche en or, diamant, cacao, pétrole,  gaz naturel etc.Elle  possède tout aussi d’énormes potentialités génératrices de richesse. Ce n’est pas un hasard si ce pays est le fleuron de la politique française dans le pré carré de ses ex colonies en Afrique subsaharienne.

 

  • Si nous suivons bien votre logique, l’ivoirité qui consacrait l’exclusion d’une partie de la population ivoirienne ne serait pas la cause principale du mal ivoirien ?

 

Pas du tout. La lutte pour le pouvoir d’Etat est apparuevers la fin de la longue gouvernance du premier président. Entre 1989 et 1993, une période coïncidant avec l’entrée en scène de l’actuel président Alassane Ouattara dans le paysage politique ivoirien en tant que président du comité interministériel, puis premier ministre. Quand Henri Konan Bédié, le dauphin constitutionnel, occupait les fonctions de président de l’Assemblée Nationale. De leur rivalité est née la crise politique de l’après Houphouët.Un des épisodesédifiants de cette lutte est survenu à la mort d’Houphouët.

Par crainte de voir son rival,le premier ministre Alassane Ouattara, manœuvrer afin de lui ravir la présidence dès l’annonce officielle du décès d’Houphouët-Boigny le 07décembre 1993, souvenons-nous du débarquement précipité d’Henri Konan Bédié sous forte escorte militaire du  défunt Général Guei Robert et de ses Hommes à la télévision ivoirienne pour se proclamer nouveau président. Au mépris de toute procédure qui aurait voulu en tant que dauphin constitutionnel, qu’il soit investi dans les règles de l’art. Ce fut un des épisodes marquants, symptomatique de la lutte entre les deux hommes-avec l’opposant Laurent Gbagboen embuscade-et qui laissait déjà entrevoir en filigrane l’âpreté desbatailles politiques à venir.

 

  • Si l’ivoirité n’est pas la cause de la crise ivoirienne, comment peut-on alors  la qualifier?

Vous convenez avec nous qu’une chose donnée ne peut être la cause de sa cause.

L’ivoirité, apparue en 1995 dans l’arène politique, ne peut en aucun cas être la cause de la lutte politique déclenchée véritablement depuis la bataille pour la succession de feu Félix Houphouët-Boignyà partir de 1990, à l’avènement du multipartisme. Période pendant laquelle l’on retrouve, à l’exception de feu le Général Robert Guei victime de cette lutte fratricide,  les principaux acteurs et responsables de la crise aujourd’hui. Alassane Ouattara,premier ministre, Henri Konan Bédié, président de l’assemblée nationale, et Laurent Gbagbo, principal opposant au régime d’alors. De 1990 à 1993, il n’était pas question d’ivoirité. Cependant les derniers cités existaient bien dans l’arène politique,quêtaient déjà le pouvoir d’Etat et avaient en ces temps-làdéjàengagé la bataille pour assouvir leurs ambitions.

 

  • Vous battez donc en brèche l’argument de la rébellion qui affirme avoir pris les armes pour combattre l’ivoirité ?

Pas vraiment, puisque l’ivoirité a servi de prétexte à lacriminalisation de  la lutte politiquepour la conquête du pouvoir en Côte d’Ivoire.

Cela dit, l’ivoirité est plutôt intervenue dans ce contexte de lutte pour le pouvoir d’Etat comme un moyen. Ce concept, introduit dans l’arène politique à partir de 1995  puis formalisé en 1999 dans son livre ‘’Les chemins de ma vie’’ par le président Henri Konan Bédié, au plus fort de son adversité avec son principal opposant  Alassane Ouattara, a été utilisé par les différentes parties comme un moyen de ralliement.Une arme politique ayant servi à planter le décor d’un antagonisme radicalqui a abouti à une lutte fratricide entre les ivoiriens.

Pour tout dire, si l’ivoiritépeut être certainement perçue comme la cause de l’exacerbation de la fracture sociale, de la radicalisation des parties en conflit et de la criminalisation de la lutte politique en Côte d’Ivoire dans la gradation de la crise, elle n’en est nullement la cause.

L’ivoirité n’a pas engendré les principaux acteurs de la crise ivoirienne. Ce n’est certainement pas pour défendre ou combattre l’ivoiritéqu’Aimé Henri Konan Bédié,Laurent Gbagbo et  Alassane Ouattara  sont apparus en politique ou se sont engagés dans la lutte pour le pouvoir. Ce sont plutôt ces derniers qui, pour aboutir à leurs fins dans leur quête de ce pouvoir-là entamée depuis 1990 et bien avant, ont engendré et manipulé l’ivoirité.

Ces trois personnalités partagent donc le même niveau de responsabilité dans le drame ivoirien.

 

  • Pour finir, que peut-on retenir du procès à venir ?

 

Les enjeux sont énormes.Ce procès est avant tout celui de la classe politique ivoirienneincarnée par Henri Konan Bédié, Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara et d’une certaine jeunesse de ce paysidentifiée en la personne de Charles Blé Goudé et de Soro Guillaume. Tous symboliquement représentés à la Haye par l’ex président  et le leader de la galaxie patriotique.

C’est aussi le procès de la société ivoirienne et de ses institutions ainsi que celui de ses rapports avec les pays voisins de même que la France, la puissance de tutelle et de ses politiques. C’est enfin le procès de la communauté  africaine (la Cedeao, l’Union Africaine) etinternationale principalement de l’ONU, des organisations internationales des droits de l’homme, de la CPI et de leur instrumentalisation par les grandes puissances dans la gestion des conflits internes des pays africains notamment.

 

Interview réalisée par Leon Saki