Le jeu dangereux des fabricants de cigarettes au Sahel

 Le trafic de cigarettes est une source de financement importante pour les milices armées et terroristes qui déstabilisent le Mali. D’après une enquête menée par les journalistes indépendants d’OCCRP, British American Tobacco, l’un des principaux fabricants du secteur, est parfaitement au courant de cette situation, qu’il encourage en favorisant l’écoulement illégal de sa propre marchandise. 

 Les journalistes de l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) se sont fait une spécialité d’enquêter sur les affaires crapuleuses mêlant politiciens véreux, industriels voraces et criminels notoires. Dans leur collimateur, figurent entre autres les fabricants de tabac, dont les activités s’affranchissent volontiers des règles dès lors qu’il s’agit d’écouler une marchandise toujours plus soumise aux réglementations sur la santé publique. 

 D’où leur attrait pour les zones de non-droit, les nids à trafics, les pays dont les fonctionnaires sont facilement corruptibles. Bousculé par des groupes non étatiques dont la domination s’étend sur toute la zone sahélienne, le Mali présente, hélas, toutes ces caractéristiques. De fait, une récente enquête du consortium montre comment British American Tobacco a contribué à faire de ce pays la plaque tournante pour l’acheminement massif de cigarettes de contrebande. 

 Pour démonter les mécanismes d’un trafic bien huilé, les journalistes de l’OCCRP ont travaillé à partir de documents ayant fait l’objet de fuites, recoupées par des interviews auprès d’insurgés, d’anciens salariés du cigarettier, d’officiels et d’experts. 

 Cynisme de BAT

 Leurs conclusions sont édifiantes. Elles montrent comment BAT et son distributeur Imperial Brands, à travers une structure appartenant à l’État malien, acheminent régulièrement vers le nord du pays des camions bourrés de cigarettes. Policiers et soldats prêtent main-forte à ces opérations. La marchandise est livrée aux Touaregs, passe entre diverses mains rarement propres, avant d’être convoyée à travers le désert jusqu’en Libye et en Algérie, parfois jusqu’au Soudan. La chose est tellement entrée dans les mœurs qu’au nord du Mali, les contrebandiers de cigarettes sont appelés « kel tabac », les gens du tabac.

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 Outre l’existence d’un système bien en place dans lequel est impliquée une grande diversité d’acteurs, cette enquête montre également le cynisme de BAT. Dès que le nord du pays est tombé sous la coupe de groupes armés, le fabricant a augmenté ses approvisionnements, en sachant pertinemment qu’ils tomberaient entre les mains des trafiquants. Une simple analyse des chiffres montre qu’il est livré au Mali bien plus de cigarettes qu’il n’en est consommé dans le pays. 

 Un tel cynisme laisse pantois quand on sait que les revenus annuels de BAT ont dépassé, rien qu’en 2019, le PIB total du Mali et du Burkina Faso. Il l’est d’autant plus quand on apprend au détour de l’enquête qu’un des djihadistes les plus en vue dans le nord du Mali, un agent d’Al-Qaida connu sous le nom de M. Marlboro, aurait financé son djihad par la contrebande de cigarettes.

 Un lobbying intense pour imposer ses propres règles

 Ces pratiques sont monnaie courante pour l’industrie du tabac. Hana Ross, économiste à l’Université du Cap, décrit la zone sahélienne comme un « terrain de jeu idéal » pour les entreprises qui cherchent à écouler leurs stocks en s’affranchissant des règles fiscales et des obligations liées à la santé publique, profitant de « gouvernements faibles ». Des agissements « qu’elles n’osent plus commettre en Europe ». 

 En Europe, les industriels du tabac privilégient d’autres voies, comme celle du lobbying. Ainsi, lorsqu’il a été question pour l’Union européenne de mettre en place un système d’étiquetage et de contrôle permettant aux services de douane de repérer et de détruire les cigarettes de contrebande, l’industrie a pesé de tout son poids pour imposer son propre dispositif

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 Conçu avec le fabricant de logiciels Inexto, ainsi que les partenaires SAII Atos et Dentsu Aegis Network, celui-ci fait la part belle à l’autorégulation, là où les normes internationales préconisent une traçabilité indépendante. Aujourd’hui, les lobbies du tabac tentent de promouvoir leur solution dans le reste du monde, y compris en Afrique. L’attitude de BAT au Mali, qui n’est guère différente de celle des autres fabricants, laisse augurer du pire si un tel système devait être mis en place sur le continent.