«Des personnes corrompues ont été arrêtées et un vieil homme qui a été abusé par sa femme est détenu» : mercredi matin, la déclaration du parti au pouvoir au Zimbabwe, la Zanu-PF, résumait avec une concision assez exemplaire l’étrange situation qui s’est imposée à Harare, la capitale.

Le «vieil homme», c’est Robert Mugabe, 93 ans, plus vieux chef d’Etat en exercice au monde, qui dirige le pays depuis trente-sept ans. Et se retrouve désormais assigné à résidence par les chefs militaires de sa propre armée. Lesquels démentent pourtant toute tentative de coup d’Etat, malgré les chars déployés dans la capitale et l’encerclement des bâtiments officiels. «Sa femme», c’est la redoutable Grace Mugabe, qui, à 52 ans, en affiche 41 de moins que son époux, et dont la soif de pouvoir a peut-être précipité les événements inédits qui se déroulent dans ce pays d’Afrique australe dont l’indépendance, en 1980 après des années de guerre civile, avait inspiré l’une des plus célèbres chansons de Bob Marley.

Marie-Antoinette

Quant aux «corrompus arrêtés», ce sont justement les plus fidèles soutiens du clan de madame, sorte de Marie-Antoinette zimbabwéenne, tout aussi honnie par le peuple car rendue responsable des malheurs du pays. Dès sa première déclaration télévisuelle, dans la nuit, et alors que des coups de feu étaient entendus dans les rues de Harare, le général Sibusiso Moyo, l’un des plus hauts gradés de l’armée, expliquait que l’intervention des militaires visait uniquement les «criminels» dans l’entourage du Président, ceux accusés d’être «responsables de la crise économique et sociale» d’un pays qui fut un temps l’un des plus prospères du continent. Mercredi, trois ministres au moins ont été arrêtés : le ministre des Finances, Ignatius Chombo, celui de l’Education, Jonathan Moyo, et celui du Gouvernement local, Saviour Kasukuwere. Dans la foulée, le président de la ligue des jeunes du parti au pouvoir a été lui aussi interpellé.

Bien plus que «la crise économique et sociale» qui a ruiné le pays depuis déjà plus de quinze ans, c’est certainement la dernière vague de purges au sein du pouvoir qui a conduit l’armée à sortir de sa réserve et à défier pour la première fois un président qui, malgré ses inquiétantes dérives, reste auréolé par son rôle dans la lutte pour l’indépendance. La goutte qui a fait déborder le vase est le limogeage, la semaine dernière, du vice-président Emmerson Mnangagwa, jusqu’alors considéré comme le successeur potentiel de Mugabe. Cette mise à l’écart, certainement imposée par l’intraitable Grace, qui ne cache plus son ambition de succéder à son vieil époux, n’est pas la première du genre. En décembre 2014, la seconde femme du Président avait déjà eu la peau de huit ministres, mais surtout de Joice Mujuru, à l’époque également vice-présidente et considérée comme la dauphine politique de l’homme fort du pays.

Sauf que cette fois, c’est un homme très puissant qui a été visé. Mnangagwa est lui aussi auréolé par sa participation à la guerre d’indépendance, durant laquelle il a acquis le surnom de «Crocodile». Il reste très apprécié au sein de l’armée. Le chef des forces armées, Constantine Chiwenga, est ainsi l’un de ses plus proches alliés. Lundi, alors que le vice-président destitué fuyait en cachette le pays après avoir fait état de menaces sur sa vie, le général Chiwenga avait déjà évoqué, dans un discours inédit, une intervention possible de l’armée tout en exigeant l’arrêt d’une purge qui, selon lui, vise «clairement» les vétérans de la lutte pour l’indépendance.

Une allusion transparente à la ligne de fracture qui empoisonne la vie politique au Zimbabwe depuis que la secrétaire du Président, devenue sa maîtresse puis la première dame s’est mise en tête de diriger un jour le pays.

Face à une opposition depuis longtemps violemment réprimée, et désormais affaiblie, c’est en effet au sein même du pouvoir que se joue le combat le plus féroce. Il oppose deux factions au sein de la Zanu-PF : Emmerson Mnangagwa est à la tête de celle qu’on surnomme «Lacoste» (la marque d’un autre célèbre crocodile), et la «Génération 40» (qui n’a pas combattu pour l’indépendance), dont font partie les trois ministres arrêtés, soutient Grace Mugabe.

«Comrade Bob»

«Avec ce vrai-faux coup d’Etat, Grace Mugabe semble avoir perdu son pari», souligne Liesl Louw-Vaudran, analyste à l’Institut pour les études sur la sécurité, basé à Pretoria en Afrique du Sud. «Elle s’est mis peu à peu tout le monde à dos. Même si elle a encore quelques soutiens au sein de la Zanu-PF, la puissante organisation des vétérans de guerre lui est hostile depuis longtemps. Et les Zimbabwéens, qui ont tant souffert ces dernières années, se sentent humiliés par cette ex-secrétaire avide de luxe qui se fabrique de faux diplômes. Aujourd’hui, la seule force qui pourrait éventuellement s’opposer à l’action des militaires, c’est la police. Mais elle ne fait pas le poids face à l’armée», explique la chercheuse. Elle distingue l’impopularité de la première dame et l’opinion des Zimbabwéens sur leur président : «Mugabe reste une icône historique. Au cours des vingt premières années, il affichait un bilan plutôt positif : on lui doit notamment l’amélioration considérable du système éducatif et de la scolarisation. Il a longtemps été l’un des fers de lance de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Et beaucoup de Zimbabwéens et même d’Africains continuent à le considérer comme un symbole de l’émancipation du continent vis-à-vis de l’Occident, malgré les outrances de ses discours.»

A quel moment «Comrade Bob», très tôt converti au marxisme, et qui passera dix ans dans une prison de l’ex-Rhodésie britannique, bien avant l’indépendance, est-il devenu cette «sorte de Frankenstein» comme l’avait désigné en 2008 le Sud-Africain Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix ? «Mugabe n’est pas devenu fou. Il n’a pas non plus toujours été mauvais. C’est un être schizophrène, compliqué», écrit le journaliste britannique Richard Dowden dans son ouvrage Africa, publié en 2012. «Le tournant a peut-être eu lieu en 2000, lorsqu’il a été désavoué pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, en perdant le référendum constitutionnel qu’il avait organisé. Il n’avait rien vu venir, rappelle Louw-Vaudran. A partir de ce moment-là, c’est la fuite en avant. Mugabe va poursuivre et torturer ses opposants, et ruiner un pays qui était jusqu’alors considéré comme le grenier de l’Afrique australe.»

C’est à cette époque qu’aura notamment lieu l’expropriation sauvage des fermiers blancs, soupçonnés de financer l’opposition, qui va déstructurer l’économie du pays. Les Zimbabwéens, qui n’avaient jamais souffert de la faim, n’ont plus rien à manger et les magasins sont vides ? «C’est parce qu’ils n’aiment pas les patates, nous en avons en abondance», rétorque l’homme fort du pays en 2005. Quatre ans plus tard, d’inflation en surinflation, le pays doit abandonner sa propre monnaie pour le dollar américain, alors que trois Zimbabwéens sur quatre sont au chômage. La crise engendre un exode massif vers les pays voisins. Mais, de plus en plus isolé dans sa tour d’ivoire, Mugabe s’obstine à dénoncer un complot des Occidentaux, lesquels multiplient les sanctions contre lui et son entourage.

C’est dans cette période critique que le leader vieillissant semble être tombé sous la coupe de sa jeune épouse, mère de ses trois enfants. Par ses outrances verbales, Grace Mugabe confortera ceux qui l’accusent d’être derrière les dérives du maître du pays.

«Succession»

En ménageant officiellement le couple présidentiel, les généraux zimbabwéens trahissent la volonté de ne pas remettre en cause l’héritage du pays et l’homme qui en reste le symbole, tout en précipitant des changements devenus inéluctables. «En réalité, l’avenir immédiat dépendra en partie de la réaction de Mugabe : va-t-il accepter l’idée d’une succession, ou même d’une simple transition jusqu’aux élections prévues en 2018 ?» s’interroge Liesl Louw-Vaudran. Reste que la reprise en main par les militaires est avant tout une révolution de palais qui n’annonce pas forcément un changement de régime. Constantine Chiwenga, qui a orchestré ce coup, avait d’ailleurs participé activement au processus de réforme agraire qui a mené à l’expulsion des fermiers blancs. Il figure également sur la liste des personnalités zimbabwéennes qui ne peuvent pas se rendre en Europe ou aux Etats-Unis.

Mercredi soir, les rues de Harare étaient étonnamment calmes. Des gens dînaient aux terrasses des fast-foods, tandis qu’une poignée de militaires étaient postés à quelques carrefours. Des rumeurs commençaient toutefois à annoncer l’exfiltration imminente de Grace Mugabe vers un pays de la région.

Par Maria Malagardis et Patricia Huon, Envoyée spéciale à Harare  Liberation