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Côte d’Ivoire-Présidentielle/International Crisis Group prévient : les conditions actuelles ne permettent pas de tenir une élection

L’élection présidentielle à venir en Côte d’Ivoire  suscite beaucoup d’interrogations, vu les positions tranchées, tant dans le camp de l’opposition que celui du pouvoir, créant un climat délétère et de méfiance. Ce climat tendu fera-t-il  resurgir des questions fondamentales jamais résolues notamment une crise dans la durée et qui mettrait en lumière l’échec des différents processus de réconciliation ? International Crisis Group donne sa position sur l’inopportunité de cette élection ivoirienne.

Que se passe-t-il? Les tensions autour de l’élection présidentielle ivoirienne du 31 octobre prochain ont provoqué au moins quatorze morts depuis la mi-août. Elles laissent craindre un nouvel épisode de violences entre des forces politiques antagonistes qui se disputent le pouvoir depuis 25 ans.

En quoi est-ce significatif? Cette élection devait être l’occasion de clore une longue crise et de transmettre le pouvoir à une nouvelle génération. Au lieu de cela, ce pays clef de l’Afrique de l’Ouest s’oriente vers une nouvelle impasse, à une période où plusieurs autres Etats de la région traversent aussi des crises potentiellement déstabilisatrices.

Comment agir? Un court report de l’élection offrirait une chance de sortir de la confrontation actuelle à travers un dialogue et d’apurer le contentieux qui rend improbable l’organisation d’une élection apaisée et transparente le 31 octobre.

I.       Synthèse

En Côte d’Ivoire, les tensions autour du scrutin présidentiel du 31 octobre laissent craindre une confrontation violente entre les trois forces politiques qui se disputent le pouvoir depuis 1995. Ces tensions ont fait au moins quatorze morts depuis la mi-août.

Le verrouillage sécuritaire mis en place par les autorités a momentanément ramené le calme dans le pays, mais le contentieux qui oppose pouvoir et opposition rend improbable l’organisation d’un scrutin apaisé, dont les résultats seraient acceptés par tous. Cette élection devait être l’occasion de clore une longue crise et de passer la main à une nouvelle génération. Elle opposera au contraire deux des hommes au cœur de la crise depuis un quart de siècle : l’actuel président Alassane Ouattara et l’ancien président Henri Konan Bédié. Exclu de ce scrutin, le troisième homme, Laurent Gbagbo, reste bien présent et son exclusion constitue un des éléments du contentieux actuel. Il est encore temps d’éviter que l’histoire ne se répète et de reporter l’élection afin de permettre au pouvoir et à l’opposition de s’accorder sur un minimum de règles électorales communes.

L’annonce, le 6 août, par le président Ouattara, de sa candidature pour un troisième mandat a bouleversé une scène politique encore marquée par les profonds clivages de l’élection de 2010, qu’un bilan économique positif n’a pas permis de réduire. Cette annonce a été d’autant plus mal accueillie par l’opposition que le président Ouattara avait fait part, un semestre plus tôt, de sa volonté de ne pas se représenter et de « transmettre le pouvoir à une nouvelle génération ».

 Sa candidature est venue s’ajouter aux désaccords déjà existants au sujet de l’indépendance de la Commission électorale indépendante (CEI) et de l’exclusion du jeu électoral, au terme de procédures judiciaires contestées, de l’ancien président Gbagbo et de l’ancien Premier ministre Guillaume Soro.

La décision du Conseil constitutionnel, le 14 septembre, de valider la candidature d’Alassane Ouattara, qui va à l’encontre de la constitution selon l’opposition, ainsi que celle de rejeter la candidature de 40 postulants sur les quarante-quatre (44) qui lui étaient proposés, a poussé l’opposition, le 20 septembre, à appeler la population « à la désobéissance civile ».

Il est difficile de concevoir comment, dans un tel climat de confrontation et de défiance, l’élection du 31 octobre pourrait avoir lieu sans heurts et comment ses résultats pourront être acceptés par l’ensemble des parties. Le report de l’élection, même de courte durée, et l’organisation d’un dialogue politique visant à apurer le contentieux actuel sont des objectifs ambitieux, mais qui semblent être aujourd’hui la meilleure solution pour éviter à la Côte d’Ivoire de plonger dans un nouvel épisode violent de la longue crise qu’elle traverse.

II.         Retour vers le futur

L’élection présidentielle du 31 octobre aurait pu être l’occasion pour la Côte d’Ivoire de clore la longue série de crises qui a démarré après la mort, fin 1993, du président Félix Houphouët-Boigny. Au lieu de cela, le pays se dirige vers une nouvelle confrontation entre les partisans d’Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo, les trois acteurs au cœur de cette crise depuis près de trois décennies. La bataille qui les oppose a déjà donné lieu à un coup d’Etat en 1999, à une décennie de partition du pays (2002-2012) et à un affrontement armé qui a fait 3 000 morts entre décembre 2010 et avril 2011 à la suite d’une élection contestée. Alors que ces antagonismes refont surface, ce scrutin présidentiel risque fort d’ouvrir un nouvel épisode de cette interminable crise ivoirienne.

La décision, le 6 août, d’Alassane Ouattara, 78 ans, de briguer un troisième mandat a bouleversé une scène politique encore profondément divisée après la crise post-électorale de 2010. Le 5 mars, il avait pourtant annoncé son intention de quitter le pouvoir à la fin de son second mandat, afin de permettre « le transfert du pouvoir à une nouvelle génération ». Sa décision avait été saluée à l’unanimité. Mais le décès, après un malaise cardiaque en juillet, de son successeur désigné, le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly, l’a conduit à changer d’avis. Estimant se trouver face à un « cas de force majeure », Ouattara a finalement annoncé être candidat à sa propre succession, à l’occasion de la célébration de la fête nationale. Sa candidature a été validée, le 14 septembre, par le Conseil constitutionnel.

L’ancien président Henri Konan Bédié, 86 ans, a choisi lui aussi de se présenter en dépit des pressions exercées par de nombreux membres influents du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), qui lui avaient conseillé de passer la main à la jeune garde de sa formation.

Quant à l’ancien président Laurent Gbagbo, 75 ans, sa candidature a été rejetée par le Conseil constitutionnel et il ne participera donc pas directement à ce scrutin.

Acquitté des charges retenues contre lui par le procureur de la Cour pénale internationale, il reste soumis à une condamnation par contumace en 2018 et à une peine de vingt ans de prison prononcée par un tribunal abidjanais pour le braquage en 2010 de la Banque centrale.

Cette condamnation, que ses avocats contestent, tout comme le peu d’empressement de l’administration ivoirienne à lui délivrer un passeport, rendent son retour difficile. Néanmoins, même en exil, il reste un personnage influent sur la scène politique, particulièrement en raison du soutien que lui accorde encore une large partie des 45 pour cent d’électeurs qui l’avaient choisi au second tour de la présidentielle de 2010. Il est également au cœur du contentieux actuel entre le pouvoir et l’opposition, car les opposants considèrent le retour des exilés comme un des préalables à la tenue d’élections démocratiques.

Le revirement du président Ouattara amplifie des tensions politiques dont Crisis Group s’inquiétait dès le mois de mai 2020 et qui ont fait au moins quatorze morts en un mois et demi. Le 12 août, à Daoukro, au centre du pays, des affrontements entre partisans du PDCI et du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti présidentiel, ont fait trois morts.

 A Divo, au sud, des heurts entre partisans pro-Gbagbo et pro-Ouattara ont fait au moins sept morts le 21 août. Pour contenir ces violences, les autorités ont opté pour un verrouillage sécuritaire brutal. Au moins deux membres de l’opposition sont morts le 13 août à Bonoua (sud-est) et à Gagnoa (ouest) dans des heurts avec les forces de sécurité. Depuis le 19 août, les manifestations publiques sont interdites dans le pays.

III. Quarante candidatures rejetées 

Aucun mort n’a été enregistré depuis le 1er  septembre, mais l’atmosphère générale est marquée par le raidissement des positions et des discours. L’utilisation de supplétifs par certains segments de l’appareil de sécurité est particulièrement inquiétante. Ces jeunes hommes armés ont été recrutés parmi la petite délinquance abidjanaise pour effrayer ou attaquer, y compris à l’arme blanche, des manifestants de l’opposition.

L’appel à la désobéissance civile, lancé le 20 septembre par Henri Konan Bédié et une majorité des partis de l’opposition, participe de cette escalade entre deux camps qui se préparent à la confrontation. Ces deux camps ne dialoguent plus et ne sont pas d’accord sur les règles élémentaires du jeu électoral. A ce jour, aucun accord n’a été trouvé sur le cadre légal de cette élection, pourtant toute proche. L’indépendance et la légitimité de la Commission électorale indépendante, l’institution chargée d’organiser le vote, sont contestées par l’opposition, tout comme le fichier électoral.

Comme en l’an 2000, quand ses adversaires avaient lancé le slogan « Tout sauf Ouattara » pour l’exclure de la course, Alassane Ouattara est au centre des critiques de l’opposition tandis que ses partisans restent déterminés à le soutenir coûte que coûte, afin de préserver le bilan de ses deux mandats qu’ils estiment très positif. Bien que validée par le Conseil constitutionnel, sa candidature est toujours considérée comme « illégale » ou comme « une forfaiture » par les principaux chefs de file de l’opposition, qui exigent son retrait de la course présidentielle, un point non négociable selon le parti au pouvoir.

Les opposants invoquent l’article 55 de la constitution, qui stipule que le président « n’est rééligible qu’une fois ». Le Conseil constitutionnel a estimé au contraire que l’adoption d’une nouvelle loi fondamentale en 2016, un an après sa seconde élection, instituait une «troisième république », remettant les compteurs à zéro et permettant ainsi au président Ouattara de se représenter.

En plus de la candidature de Gbagbo, le Conseil constitutionnel a invalidé 39 autres candidatures sur les quarante-quatre (44) qui lui avaient été soumises, dont celles de deux dissidents de la mouvance présidentielle, d’un ancien ministre de Laurent Gbagbo et de l’ancien Premier ministre Guillaume Soro. La formation politique de ce dernier, Générations et peuples solidaires, est en concurrence directe avec le RHDP dans le nord du pays, où elle recrute aussi la majorité de ses électeurs.

Cette décision a conforté l’opposition dans l’idée que le gouvernement manipulait les institutions afin d’aider Ouattara à écarter ses rivaux politiques et, plus largement, qu’aucune d’entre elles n’était véritablement indépendante du pouvoir exécutif, pas même le Conseil constitutionnel, dont l’opposition réclame désormais la dissolution. Pour l’heure, le pouvoir rejette l’ensemble de ces accusations. Il a cependant fait une concession, le 23 septembre, en accordant la liberté conditionnelle à dix personnes de l’entourage de Guillaume Soro, détenues depuis le mois de décembre. Cette mesure a été accueillie froidement par l’opposition, qui a pris acte et déploré le maintien en détention d’au moins dix individus proches de Guillaume Soro, parmi lesquels un député.

Ce climat tendu a fait ressurgir des questions fondamentales jamais résolues qui inscrivent la crise ivoirienne dans la durée et mettent en lumière l’échec des différents processus de réconciliation lancés depuis le Forum pour la réconciliation nationale d’octobre 2001, sous la présidence de Gbgabo. Aucune de ces phases de réconciliation, y compris celle menée durant le premier mandat d’Alassane Ouattara, n’a permis de juger les crimes de guerre commis de part et d’autre en Côte d’Ivoire. Elles n’ont pas non plus conduit à une transformation en profondeur de la culture politique d’un pays qui reste prisonnier d’un cadre institutionnel conférant au chef de l’Etat et à son entourage une part disproportionnée du pouvoir exécutif et condamnant souvent l’opposition à l’exclusion ou à l’exil.

Ce système est aussi soutenu « par une fraction importante de la base électorale de chaque parti politique ». Par conséquent, l’élection présidentielle est perçue comme une question de survie politique, qu’il faut gagner à tout prix, plutôt que comme l’occasion de proposer un programme. Les adversaires ne se considèrent pas comme des rivaux mais comme des ennemis, parfois mortels. Depuis 1995, aucun scrutin présidentiel n’a d’ailleurs donné lieu une alternance pacifique du pouvoir.

Reporter pour dialoguer 

Il ne reste que quelques jours à ces forces politiques antagonistes pour s’accorder sur un report de l’élection, que les conditions actuelles ne permettront pas de tenir dans le calme. Plusieurs personnalités politiques et civiles ivoiriennes et africaines ainsi que des membres de la communauté internationale estiment, en public ou en privé, qu’un report est nécessaire pour éviter que la logique de confrontation actuelle ne mène à de graves violences. Ce report devrait permettre l’organisation d’un large dialogue visant à apurer une partie du contentieux, notamment concernant la composition de la CEI, la révision du fichier électoral, les modalités d’un retour des exilés politiques et le sort de certains de leurs partisans, toujours emprisonnés.

Pour une élection crédible et sans heurts, que les leaders de partis politiques doivent s’entendre sur un report concerté de l’élection et l’organisation d’un dialogue national.

Pour que ce dialogue soit fructueux, l’opposition devrait accepter de faire des concessions réalistes à partir de la longue liste d’exigences qu’elle a rendue publique le 20 septembre dernier. La révision et le rééquilibrage de la CEI, notamment de ses commissions locales, dont l’opposition estime qu’elles sont majoritairement composées de membres proches du pouvoir, semblent plus réalistes que la dissolution pure et simple qu’exige l’opposition. De son côté, le pouvoir devrait aller plus loin dans la libération des prisonniers politiques en rendant leur liberté à l’ensemble des partisans de Guillaume Soro et des autres courants politiques qui sont encore en détention, parmi lesquels figurent plusieurs députés.

Le retour en Côte d’Ivoire de Guillaume Soro et de Laurent Gbagbo, en vertu des récentes décisions de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), serait un geste capable d’apaiser le lourd climat actuel. Le retour de Guillaume Soro permettrait notamment d’éviter d’attiser l’animosité au nord du pays entre ses partisans et ceux de Ouattara, et de créer de nouvelles fractures dans le pays.Plus largement, ce dialogue devrait permettre de rééquilibrer les règles du jeu électoral en garantissant à chacun une réelle chance de gagner.

Ce report, dont la durée devra être déterminée par les différents participants au dialogue, ne devrait pas être fixé après le 13 décembre 2020, date à laquelle le président élu doit prêter serment, et ce afin d’éviter une vacance du pouvoir. Le dialogue entre les parties devrait intégrer les courants politiques qui pour le moment ne participent pas directement à la présidentielle, notamment ceux représentés par Laurent Gbagbo et Guillaume Soro.

Enfin, il devrait représenter, pour les trois personnalités ivoiriennes qui s’affrontent depuis 1995, une occasion d’envisager sérieusement un passage de relais à une nouvelle génération de femmes et d’hommes, sans doute mieux placés pour conduire une réconciliation et une réforme profonde des institutions au cours de la décennie qui s’ouvre. Même si cette nouvelle génération a pu être spectatrice, voire actrice des presque trois décennies de crise ivoirienne, elle est moins marquée par les querelles individuelles qui se sont accumulées entre ces trois hommes depuis un quart de siècle.

Dans un contexte où de nombreuses personnalités ivoiriennes comprennent de plus en plus difficilement que les partenaires occidentaux arbitrent leurs désaccords 60 ans après les indépendances, la diplomatie africaine est aujourd’hui la mieux placée pour soutenir ces efforts de dialogue. Le format de la mission conjointe entre la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, l’Union africaine (UA) et les Nations unies qui devait séjourner à Abidjan du 21 au 25 septembre a été modifié, à la demande des autorités ivoiriennes. Finalement, seules les Nations unies se sont rendues en Côte d’Ivoire. Il serait bon que les autorités ivoiriennes reconsidèrent leur position et acceptent, au plus vite, un accompagnement régional et continental sous la forme d’une délégation réunissant ces trois institutions.

D’autres acteurs africains, dirigeants de pays voisins, chefs d’Etats ayant volontairement quitté le pouvoir ou responsables d’institutions internationales comme l’Organisation internationale de la Francophonie pourraient, elles aussi, intervenir. Leur objectif serait de convaincre les protagonistes de la crise ivoirienne de s’entendre sur un report concerté de l’élection et l’organisation d’un dialogue national.

Si rien ne change et que le scrutin se tient malgré tout dans les conditions de défiance actuelles, le vainqueur souffrirait presque inévitablement d’un déficit de légitimité aux yeux de ses opposants et d’une partie de la population. Il serait, dans tous les cas, un président mal élu, issu d’un scrutin qui sera peut-être boycotté par certains ou, pour le moins, dont les règles seront rejetées par la quasi-totalité de ses adversaires. Le vainqueur pourra difficilement se présenter comme le président de tous les Ivoiriens et héritera d’un pays extrêmement difficile à gouverner.

« Si rien ne change et que le scrutin se tient malgré tout dans les conditions de défiance actuelles, le vainqueur souffrirait presque inévitablement d’un déficit de légitimité et les troubles continueront de se développer « 

Les effets du tour de vis sécuritaire qu’il pourrait être tenté de mettre en place pour asseoir son pouvoir et l’exclusion de plusieurs courants et figures majeurs de la vie politique risquent, à un moment ou à un autre, de provoquer des violences politiques et intercommunautaires. Dans un contexte régional et économique tendu, il devra, en outre, gérer les conséquences d’une nouvelle crise sur des forces de sécurité dont l’unité reste fragile et réactive aux tensions politiques.

V.      Conclusion

Le report de l’élection, même de courte durée, la construction d’un dialogue et l’éventuel transfert de pouvoir à une nouvelle génération de responsables politiques constituent des objectifs certes ambitieux, mais à la mesure de l’enjeu. La probabilité que cette élection accouche, en l’état, d’une crise grave est élevée. Il incombe à l’ensemble des acteurs politiques ivoiriens, épaulés par des personnalités et des institutions africaines, de faire tout leur possible pour l’éviter.

Bruxelles, 29 septembre 2020

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