Avec sa campagne digitale et antipolitique, le comédien a terrassé dimanche le président sortant Petro Porochenko.
Jusqu’à la dernière minute, Petro Porochenko aura tenté de laisser croire qu’il avait en face de lui, lors de cette élection postmoderne, le cheval de Troie de Vladimir Poutine en Russie et le pantin de son ennemi juré, le milliardaire Ihor Kolomoisky.
En réalité, le président sortant faisait face aux 73 % de ses concitoyens qui lui ont désigné la porte de sortie (selon un sondage de sortie des urnes), lors d’un exercice de démocratie distinguant l’Ukraine de ses voisines russe et biélorusse. Il est de bon ton de railler ses mœurs politiques, baroques et parfois sauvages. Mais force est de constater qu’en 28 ans, l’ex-République soviétique a réussi à inscrire dans ses institutions le principe de transition démocratique à travers les urnes.
Difficile à cerner dans son projet politique, la vague Zelensky, propulsée par un très fort vote anti-Porochenko, révèle la culture démocratique des Ukrainiens. Élu en 2014 au premier tour avec 55 %, Petro Porochenko offre le bilan d’une présidence à contretemps. Élu sur un mandat populaire, impératif, porté par une demande de changement radical de la société et de justice sociale, il s’est trop souvent appuyé sur la guerre pour gouverner comme un «hetman», ces chefs cosaques d’autrefois, en oubliant qu’historiquement le peuple ukrainien s’est toujours octroyé le droit de sanctionner ceux qu’il avait nommés pour les diriger.
C’est peut-être vendredi lors du débat au Stade olympique de Kiev que Zelensky a atteint son adversaire. «Je ne suis pas un politicien mais un type normal, qui est juste venu pour détruire le système. Je suis le résultat, Petro Olekseievitch, de vos erreurs et de vos promesses (non tenues)», a-t-il lancé confirmant qu’il ne s’engageait que cinq ans et que sa première mesure, une fois élu, serait d’instaurer une loi sur l’impeachment du président. La journée électorale de dimanche aura offert un contraste marquant entre, d’un côté, Petro Porochenko, 53 ans, vestige de la culture politique des années 1990, marchant le menton relevé dans la Maison des officiers de Kiev, au milieu de ses gardes de sécurité ; et, de l’autre, Volodymyr Zelensky, des lunettes noires sur la tête, glissant aux reporters que sa femme Elena lui a passé des morceaux du rappeur américain Eminem pour le booster au petit déjeuner.
La guerre de l’image, Zelensky l’a depuis longtemps remportée. Dimanche matin, à son bureau de vote de Kiev, le redoutable producteur audiovisuel répète les mots magiques. Au milieu d’une marée de journalistes, il se borne à dire que ses priorités seront de «lutter contre la corruption et mettre fin à la guerre». À la question, «pour qui avez-vous voté?», Volodymyr Zelensky répond hilare: «Pour l’Ukraine!»
Mais comme ici il faut toujours un peu de drame: la police a débarqué dimanche au QG de l’humoriste. Ce dernier avait montré aux caméras son bulletin de vote, ce qui est contraire à la loi. Le favori de l’élection a dû régler une amende de 5 100 hryvnias (environ 170 euros). En parallèle, les associés de Kvartal 95, sa société audiovisuelle, ont annoncé qu’il serait absent des prochains projets d’émissions.
Plébiscité par les jeunes
La télévision 1+1, deuxième chaîne du pays, et Instagram, 4 millions de followers, auront été les armes de destruction massive du candidat Zelensky, qui a dynamité les codes des campagnes politiques, en Ukraine, mais peut-être aussi en Europe. Pour quiconque a observé ces dernières semaines, les analogies avec la série télévisée qu’a écrite Zelensky avec ses scénaristes sont frappantes. Au petit écran, il incarne Vasyl Holodborodko, un prof d’histoire de Kiev, propulsé candidat après avoir hurlé sa colère contre le système oligarchique. Ses élèves le filment en cachette et postent la vidéo sur YouTube. Les lycéens montent sa candidature aux élections et lancent un financement participatif pour sa campagne. Le lendemain d’une élection triomphale, les services de la présidence viennent chercher le prof dans son appart de banlieue pour l’emmener vers sa nouvelle destinée.
Trois ans après l’écriture de ce scénario visionnaire, qui n’a peut-être rien laissé au hasard, la réalité prend des libertés avec la fiction. La campagne de Zelensky a été en partie pilotée par l’avocat personnel d’Ihor Kolomoisky, le grand rival de Porochenko. Mais Volodymyr Zelensky a scellé sa victoire chez les jeunes, ceux-là mêmes qui ont porté son hologramme dans la série. Au premier tour, 45 % des moins de 25 ans ont voté pour lui. Une période de recomposition politique s’est ouverte à Kiev dimanche soir. L’intelligentsia portée au pinacle après la révolution de Maïdan est sous le choc de l’arrivée d’un impétrant aux codes culturels populaires. Le prochain épisode de la saga Zelensky est déjà haletant: va-t-il comme dans Serviteur du peuple nommer ses copains ministres, ou bien faire des compromis avec l’establishment et les oligarques? L’Ukraine est de nouveau devant une grande page blanche.
Le Figaro