Il y a plus de deux décennies le concept de l’ivoirité se faisait connaître du grand public, communautés nationale et internationale comprises, de la plus fracassante des manières. De notion purement culturelle à l’origine, il se transforma rapidement en arme politique. Le Maire et délégué Pdci-Rda de Brobo, Chercheur en science politique Kouamé Yao Séraphin fait un diagnostic sur ce concept qui malheureusement a servi de raccourci à certains politiciens pour combler leur incurie en la matière.
Décriée par le Rassemblement Des Républicains (RDR) qui soupçonnait son promoteur politique officiel, le président Henri Konan Bédié, de s’en servir pour exclure les nordistes musulmans du vivre ensemble et du jouir ensemble, l’ivoirité fit l’objet d’instrumentalisation et de manipulation, avant d’être brandi comme étant la cause première de la période trouble que connaît la Côte d’Ivoire, depuis au moins 1999.
A moins de deux mois de l’élection présidentielle prochaine et alors que le parrain politique du concept est adoubé candidat du PDCI-RDA, le sujet est remis au goût du jour et va, à n’en point douter, constituer une des thématiques centrales au cœur de la campagne. La stratégie de l’évitement n’étant pas la bonne en l’occurrence, il me semble opportun d’aborder, frontalement et sans faux fuyants, le sujet, afin de maîtriser les risques qu’il comporte et d’en saisir les opportunités.
Toujours sous les feux des projecteurs, toujours au banc des accusés, l’ivoirité est devenue, au fil des ans, un mot tabou en Côte d’Ivoire. Affirmer son ivoirité, c’est se déclarer xénophobe.
Curieusement, cette xénophobie semble sélective et seulement les ressortissants de trois pays seraient concernés : Mali, Guinée, et surtout Burkina Faso. Donc, pour ses pourfendeurs, l’ivoirité peut se résumer caricaturalement de la façon suivante : les Ivoiriens sont xénophobes, mais ils aiment tous les peuples du monde entier, sauf ceux de ces trois pays limitrophes. Que l’Ivoirien n’aime pas trois peuples sur plus de deux cents dans le monde, c’est peut-être mauvais, puisque Dieu nous enseigne l’Amour de tous, mais il s’impose d’admettre que ce n’est pas si mal, dans ce monde de haine.
Mais, allons à l’essentiel : qu’est ce qui fait tant courir, rougir et mugir les partisans du tabouretisme et du rattrapage ethnique ? La réponse tient au fait que la xénophobie ciblée dont est accusée l’ivoirité renvoie à l’exclusionnisme tribalique supposé des ressortissants du Nord de la Côte d’Ivoire.
En d’autres termes, évoquer l’ivoirité c’est non seulement avouer sa haine envers les ressortissants des trois pays ci-dessus cités, mais surtout déclarer son désamour envers les populations ivoiriennes originaires du Nord et musulmanes. Comment ça ?
Eh bien, le fait est que chez les tabouretistes-rattrapeurs, ce n’est pas être ivoirien qui compte, mais être originaire de l’un de ces trois pays que les Ivoiriens sont constamment accusés de ne pas aimer. Simplifions : comme l’Ivoirien n’aime pas le Malien, le Guinéen, le Burkinabé, alors, ils n’aiment pas les ethnies du Nord musulman, puisque celles-ci tiennent leurs origines des peuples de ces trois pays. Kouangoua Jacqueline Claire dirait : c’est complexe, hein ! Mais pas tant que ça.
En vérité, cette sélectivité montre clairement la mauvaise foi en dessous de l’incitation à décrédibiliser un concept dont l’unique objectif était le renforcement de l’identité nationale si capitale dans la construction d’une Nation unie et forte.
Car, si le politique a voulu travestir le concept pour ne retenir que ses fausses dimensions religieuse et régionaliste, l’ivoirité est en réalité un concept purement culturel visant à créer, pour la société ivoirienne tout entière, un imaginaire national, un lien et un liant sacrés entre filles et fils de la Côte d’Ivoire. Le concept d’ivoirité est apparu en 1945 à Dakar, avec des étudiants ivoiriens y séjournant.
Dans les années 1980, des hommes de lettre célèbres et brillants comme Niangoranh Porquet ou Jean-Marie Adiaffi vont contribuer à le faire connaitre dans le monde intellectuel. L’ivoirité ne date donc pas de 1994, avec son premier usage officiel par Henri Konan Bédié.
L’ivoirité n’a donc jamais été un outil de propagande ou de subversion politique. Elle n’a jamais été un vecteur d’exclusion ou de xénophobie. Les dix ans de pouvoir de ses pourfendeurs ont permis de comprendre la malsaine supercherie, le diabolique mensonge, dont l’objectif n’était ni plus ni moins que de retourner le concept contre le pouvoir Bédié pour abattre son régime et en tirer profit.
Le plan savamment orchestré a réussi d’autant plus qu’effectivement le régime du successeur de Félix Houphouët-Boigny frappé en plein envol tomba comme un fruit pourri, conformément à la promesse de celui qui se disait visé mais pas concerné. Mais, pourra-t-il prospérer encore en 2020 ?
Loin de moi, l’idée d’affirmer qu’il n’y a jamais eu de tribalisme ou de xénophobie en Côte d’Ivoire. Mais comprenons-nous bien : ce qui peut être mis en cause, ce n’est pas l’ivoirité, mais ses exploiteurs, ces aboyeurs qui crient au loup, alors qu’ils sont le loup, ces pyromanes qui mettent le feu pour après jouer au pompier.
Car si comme dans tous les pays du monde, le racisme, la xénophobie et leurs dérivés ont, de tous temps, été présents, il serait présomptueux d’affirmer une exception ivoirienne. Ce qui n’empêche pas de revendiquer une différence ivoirienne, d’autant qu’aucun autre pays au monde n’accueille sur son sol une proportion d’étranger aussi statistiquement élevée que celle de la Côte d’Ivoire, avec son quart d’étrangers.
A un moment donné de notre histoire, il y a bien eu le problème Sanwi, l’hypothétique rivalité Bétés – Baoulés, née de la colère des premiers contre Félix Houphouët-Boigny qu’ils accusaient, entres autres, du meurtre de Jean Christophe Gnagbé Kragbé et surtout du génocide Guébié. Plus récemment, est né le conflit Bétés – Dioulas qui couve encore. Avant 2011 et l’installation du président Ouattara à la présidence de la République, il y a presque toujours eu le ressentiment du Nord qui se disait en marge du développement économique et social, par comparaison au Sud.
Très tôt il y a eu la charte du Nord, dont plus personne ne se souvient au Rassemblement des Houphouétistes pour la Démocratie et la Paix RHDP, le mutant du RDR. Pour rappel aux amnésiques, la Charte du Nord intitulée le Grand Nord en marche et dont le premier volet parlait d’insurrection était un projet séparatiste porté par des cadres Mandés et Gurs et vulgarisé en 1991 par les médias nationaux. Cette Charte, en partie exécutée par la rébellion et le régime du tabouretisme-rattrapage, fut un levier fort dans l’ascension politique du président Ouattara.
De toutes ces guerres et guéguerres, l’exploitation politicienne des tensions tribales fut omniprésente. Mais, le rubicond de la division nationale ne fut jamais franchi, d’autant qu’au-delà des reproches souvent légitimes, l’aspiration des peuples ivoiriens à vivre en harmonie et en paix a toujours été plus forte. C’est seulement avec la politisation du concept de l’ivoirité que la donne va malencontreusement basculer.
Cette situation n’est rien d’autre que la conséquence de l’agenda caché des dirigeants de la case : il fallait au RDR nouvellement créé un ancrage régional solide et les deux manettes pour y parvenir sont l’ethnie et la religion.
A cet égard, l’ivoirité apparaissait comme du pain béni, en ce qu’elle permettait de justifier la charte du Nord. Cette stratégie de l’ancêtre du RHDP n’était pas nouvelle en Côte d’Ivoire. En fustigeant le PDCI-RDA de favoriser le peuple Baoulé au détriment des peuples de l’Ouest dont les terres servaient à l’enrichissement du pays tout entier (seconde boucle du cacao), le Front Populaire Ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo ne faisait que réactiver les problèmes Guébié et Sanwi, dans le dessein inavoué de se construire un ancrage régional.
La différence avec l’approche du RDR était que le parti du « père de la démocratie ivoirienne » mettait en avant un problème ivoiro-ivoirien, puisque né d’un supposé malaise entre deux peuples de Côte d’Ivoire, alors que son allié du défunt Front républicain misait sur l’externalisation d’un problème censé être ivoirien. Après tout Laurent Koudou Gbagbo n’a jamais eu de souci avec sa nationalité, contrairement à Alassane Dramane Ouattara. Soit dit en passant, la nationalité d’Alassane Ouattara ne m’a jamais posé problème. J’ai toujours soutenu que c’est un mauvais procès contre l’intéressé.
Car, au-delà du fait qu’il ait pu bénéficier de la nationalité burkinabée sur une longue période, selon plusieurs sources concordantes, je trouve qu’il est malséant d’insinuer qu’un ancien premier ministre de Côte d’Ivoire n’est pas Ivoirien. Je crois que le malaise est venu de ce qu’Alassane Ouattara lui-même n’a jamais clarifié, en tout cas pas suffisamment, devant ses concitoyens, cette période de sa vie.
Somme toute, l’ivoirité ne crée aucun problème entre Ivoiriens du sud et du nord ou entre Ivoiriens et étrangers. L’ivoirité ne pose pas non plus un problème d’origine. Elle n’a jamais eu vocation à indexer des Ivoiriens, sous prétexte qu’ils seraient originaires de l’étranger. Et de toute façon, le concept d’origine étrangère n’a de sens que pour les Ivoiriens naturalisés. En dehors de ces derniers, tous les autres Ivoiriens sont d’origine ivoirienne, dans la mesure où toutes les ethnies de Côte d’Ivoire se sont installées avant l’érection du territoire éponyme en colonie, mieux en Etat souverain.
Dire, par exemple, que les Baoulés sont originaires du Ghana ou que les Bétés sont originaires du Libéria est faux et archifaux, puisque ces deux peuples étaient déjà sur les terres actuelles de la Côte d’Ivoire avant la création du Libéria et du Ghana actuel. Considérons l’exemple des Baoulés, le peuple le plus nombreux de Côte avec 5 520 000 habitants, soit environ 25% de la population globale et plus de 40% des Ivoiriens. Ils sont, en majorité, originaires du royaume Ashanti (Asante), en tant qu’anciens Ashantis, légitimes au trône de ce peule, par Nanan Dakon, le frère assassiné de Nanan Abla Pokou.
C’est à dessein que la locution « en majorité » est utilisée. Elle permet de souligner le fait que tous les Baoulés ne peuvent revendiquer l’origine ashantie. En effet, bien avant le groupe Assabou conduit par la légendaire reine, en 1750, un premier groupe de Baoulés – ils ne portaient pas encore ce nom – appelé Alanguira, fuyant le règne des Ashantis, à la suite de la destruction du royaume Denkyira (bataille de Feyiase, 1701) auquel ils appartenaient, avaient déjà foulé le futur sol « ivoirien ».
Indexer un Ivoirien sur son origine étrangère relève soit de l’ignorance soit de la mauvaise foi. De toute façon, la question des origines est un faux débat. Car, dans un Etat moderne, dans un Etat de droit, l’origine n’a aucun enjeu, si ce n’est brisé l’unité de la Nation. Ce qui compte, c’est la nationalité. D’où vient-il donc que certains nordistes, en l’occurrence les Mandés, en l’occurrence ceux du nord, se trouvent systématiquement frustrés à chaque fois qu’est posé le problème de nationalité d’un ressortissant des trois pays limitrophes précités ? Point besoin d’être Sigmund Freud pour comprendre que l’impact du travestissement politicien du concept de l’Ivoirité est la génération dans l’imaginaire régionaliste nordiste de l’idée qu’ivoirité voulait dire ivoiritarisme.
En effet, le processus savamment mené à la perfection a atteint son paroxysme, lorsque de façon insidieuse ceux qui y avaient intérêt ont réussi à le faire confondre, dans une partie de l’opinion nationale mais surtout internationale, par médias interposés, avec sa déformation, sa déviance, l’ivoiritarisme.
Pour démêler le vrai de l’ivraie, il est donc capital de faire le départ entre les deux terminologies. L’ivoirité originelle et originale, à l’instar de la francité ou de l’american way of life, s’appuie sur des notions purement culturelles et vise à promouvoir, les mœurs, valeurs et cultures nationales.
Elle se veut le promoteur de la créativité et des productions ivoiriennes. Elle se manifeste essentiellement par des appels à l’élan, au sursaut, national. D’ailleurs, son slogan ne laisse place à aucune équivocité : « consommons ivoirien ! ». Bref, l’ivoirité caractérise la promotion du mode de vie à l’ivoirienne ou la célébration de la culture, l’identité et de la spécificité ivoiriennes. La philosophie qui la sous-tend est l’ivoirisme ou l’ivoiritisme.
A contrario, l’ivoiritarisme appelle au repli sur soi et au rejet du non Ivoirien. Par comparaison, l’ivoiritarisme est à l’ivoirité ou à l’ivoiritisme ce que le chauvinisme est au patriotisme. Or, s’il est juste de dire que l’Ivoirien est patriote, il est mensonger d’affirmer qu’il est chauvin. L’histoire et la tradition d’hospitalité du peuple ivoirien sont un témoignage patent de cette double vérité. Les faits sont têtus et ont ceci de commun avec la vérité qu’ils finissent toujours par rattraper le mensonge.
On ne saurait terminer cette analyse en passant sous silence la problématique de la légalité et de la légitimité du concept d’ivoirité. A cet égard, il suffit de préciser que l’ivoirité n’est pas un concept juridique, mais intellectuel et culturel. Il ne s’impose donc pas à elle de justifier d’une quelconque légalité.
Cela dit, si aucune loi lato sensu, y compris la Constitution, ne consacre l’ivoirité, elle ne fait l’objet d’aucune interdiction dans l’ordre ou l’ordonnancement juridique ivoirien, voire international. L’ivoirité est donc un concept légal. Mieux, son historicité et sa similarité avec d’autres concepts du genre, à travers le monde – on pourrait parler ici de son universalité – en font un concept légitime.
Or, sur le terrain politique où l’ivoirité a été contrainte d’atterrir, la légitimité, si l’on en croit la théorie de Max Weber (1864-1920), a primauté sur la légalité. En effet, le célèbre économiste et sociologue allemand, originellement formé en droit, dans son texte « Les trois types purs de la domination légitime » (1920), établit une trilogie de la légitimité en distinguant la légitimité rationnelle légale, la légitimité traditionnelle et la légitimité charismatique.
Certains sociologues, politologues ou autres analystes emploient le terme domination en lieu et place de légitimité, lorsqu’ils n’associent pas les deux mots. Cela s’explique par le fait que chez Weber, toute domination doit être légitime, c’est-à-dire que l’autorité doit être non seulement juste et équitable, mais reconnue, justifiée et acceptée.
L’un des plus grands enseignements de cette distinction wébérienne est que la légalité est une modalité de la légitimité. Cette précision plus philosophique que terminologique renforce le concept d’ivoirité qui apparaît ainsi comme un concept légitime en plus d’être légal.
Le moment est donc venu pour réhabiliter l’ivoirité et la campagne présidentielle qui s’ouvre bientôt s’offre comme une bonne lucarne pour le faire. Car, plus que la question du développement économique et social qui est intemporelle, les enjeux de la campagne présidentielle du 31 octobre 2020 ont pour noms unité nationale, cohésion sociale, réconciliation nationale et paix, cette paix si chère à Félix Houphouët-Boigny et à son légitime héritier, Henri Konan Bédié, cette paix que les Ivoiriens de tous bords ont si hâte de retrouver.
Or, ces grandes thématiques qui vont cristalliser le débat électoral ont pour catalyseur l’ivoirité. Plutôt que d’en rougir, le PDCI-RDA doit clamer haut et fort son ivoirité qui est le vrai sésame pour atteindre son objectif d’une Côte d’Ivoire rassemblée et réconciliée, en vue d’accomplir son programme « le progrès pour tous et le bonheur pour chacun. »
Kouamé Yao Séraphin
Maire et délégué PDCI-RDA de Brobo
Chercheur en scien