La coopération militaire, pierre angulaire des relations exceptionnellement étroites entre la Russie et la Chine, va s’amplifier alors que les deux pays seront confrontés au déploiement américain de missiles à portée intermédiaire contre eux, en Europe et au Japon
La réunion annuelle du premier ministre indien Modi avec son homologue japonais Shinzo Abe l’emmène à Tokyo la semaine prochaine. Mais cette fois-ci, ce sera une visite de travail officielle, sans les fioritures de la bonhomie. On s’attend à ce que les discussions soient largement consacrées aux questions bilatérales. Cela tombe bien car les plaques tectoniques de la géopolitique de l’Extrême-Orient sont en train de bouger et l’Inde doit marcher sur des œufs.
Au cours des trois derniers jours, le président chinois Xi Jinping a reçu deux hauts responsables russes – Anton Vaino, chef de l’administration du président au Kremlin, et Sergueï Choïgou, ministre de la Défense russe.
La Russie est le seul pays avec lequel le Bureau général du Comité central du Parti communiste chinois, qui relève directement de Xi, dispose d’un mécanisme d’interaction institutionnalisé. Cela signifie que l’homologue chinois de Vaino, Li Zhanshu, membre du Comité permanent du Politburo – classé troisième dans la hiérarchie des dirigeants – assure également la liaison personnelle de Xi avec le président russe Vladimir Poutine. Cet arrangement unique – pour la Russie et la Chine – souligne les relations exceptionnellement étroites entre les deux pays.
Lors de la réunion de mercredi avec Vaino, Xi a souligné que le mécanisme « sert de canal privilégié aux échanges bilatéraux… et reflète également la particularité et l’importance des relations sino-russes ».
Les rencontres de Xi avec Choïgou et Vaino ont eu lieu dans le contexte de la montée des tensions dans la région Asie-Pacifique. Les États-Unis poussent la Russie et la Chine à une alliance de facto. Un essai récent intitulé A new world order : A View from Russia, co-écrit par deux éminents experts moscovites, Sergueï Karaganov et Dmitry Souslov, explique :
Compte tenu du rythme de croissance de Beijing, de son niveau d’investissement dans la science, l’éducation et la capacité de maintenir un système politique autoritaire – qui est plus efficace face à la concurrence internationale lorsqu’elle est combinée à une économie de marché – la Chine deviendra probablement la première puissance mondiale d’ici quinze ans.
Cependant, des problèmes importants se posent. Les experts précisent :
Les pressions de l’Est et du Sud et une rivalité accrue avec les États-Unis ont forcé Pékin à progresser vers l’ouest et le sud-ouest. Cela aura un double effet. D’une part, cela stimulera l’émergence de nouveaux foyers de développement en Eurasie centrale et la formation d’un partenariat eurasien global. Mais d’autre part, cela va simultanément intensifier la tendance opposée, attisant les inquiétudes des voisins de la Chine au sujet de son pouvoir croissant. Pour atténuer ces préoccupations, celle-ci devra autoriser un plus grand multilatéralisme dans sa politique étrangère et accepter l’engagement dans des systèmes régionaux de règles et d’institutions, c’est à dire : pas de règles imposées de l’extérieur, mais des règles développées avec la Chine. C’est le noyau du concept de Grande Eurasie.
Pendant ce temps, il y a un danger croissant de voir apparaître de plus en plus des crises régionales provoquées par les mesures, décidées aux États-Unis, pour assiéger la Chine du sud et de l’est, par le biais de sa stratégie indo-pacifique, en tentant d’affaiblir les positions chinoises par des menaces sur le commerce et l’approvisionnement en énergie dans l’océan Indien et la Mer de Chine du sud. D’autre part, les fondements de la politique anti-russe sont profondément enracinés dans le calcul stratégique américain et on ne peut s’attendre à un dégel des relations bilatérales dans un avenir proche. La stratégie de la Russie consiste à tenir les États-Unis à distance par une dissuasion préventive. Globalement, la stabilité stratégique est en déclin et le risque de conflit nucléaire augmente.
La dernière décision de l’administration Trump de se retirer du traité de 1987 avec la Russie sur les forces nucléaires de portée intermédiaire ne peut que nourrir davantage les tensions. Lors des pourparlers à Moscou lundi, le conseiller américain à la Sécurité nationale, John Bolton, fera part de la décision de Washington à la Russie. Cette évolution a de graves conséquences pour la Russie et la Chine. De toute évidence, la disparition du traité INF ouvrira probablement la voie à une course aux missiles en Europe et dans la région Asie-Pacifique. Le traité de 1987 entre Washington et Moscou interdisait tous les missiles terrestres d’une portée de 500 à 5 500 kilomètres.
Les États-Unis se préparent à modifier les armes existantes, y compris leurs missiles non nucléaires Tomahawk pour les déployer d’abord en Asie – éventuellement au Japon, à Guam, etc. Le déploiement américain du système de défense antimissile en Europe centrale inclut déjà des lanceurs à la base de Deveselu en Roumanie, dont les spécifications leur permettent de lancer non seulement des missiles intercepteurs, mais également de lancer des missiles tels que les Tomahawks. En 2018, le Pentagone a déployé des lanceurs identiques en Pologne – bien que leur installation à terre viole le traité INF.
Bien évidemment, dans ce contexte, Moscou a mis de côté les récentes démarches engagées pour inaugurer une nouvelle ère dans les relations entre la Russie et le Japon. Le célèbre analyste stratégique russe Fyodor Lukyanov a récemment écrit :
La pression exercée par l’administration américaine sur les alliés et les opposants en Asie a accéléré les changements politiques. La Chine, qui se montrait prudente il y a deux ans à propos des relations avec la Russie, les encourage maintenant, même en matière de défense. Il n’est pas question d’une alliance à part entière, mais la coopération est de plus en plus étroite, le dernier exemple étant les exercices militaires conjoints à grande échelle Vostok 2018.
Le président américain Donald Trump promouvant la concurrence mondiale au lieu de la coopération, Pékin est plus intéressée qu’avant au partenariat avec la Russie. Le Kremlin, lui aussi, valorise de plus en plus la coopération avec la Chine, maintenant que les États-Unis renforcent la pression exercée sur Moscou, par exemple, avec des sanctions. La Russie est moins intéressée par un équilibrage avec la Chine, avec ou sans le Japon, car les intérêts communs avec Pékin sont devenus plus forts.
Pendant ce temps, le Japon veut renforcer ses relations avec les États-Unis. Abe est l’un des rares alliés à avoir réussi à nouer de bonnes relations avec Trump. La Russie et le Japon sont tout simplement opposés dans l’impasse mondiale qui se renforce.
Les remarques de Xi lors de la réunion avec Choïgou vendredi ont exprimé le vif désir de renforcer la coordination militaire entre la Chine et la Russie. Xi a déclaré qu’une coordination stratégique plus approfondie « servira de ballast pour la stabilisation de l’ordre international afin de protéger les intérêts individuels et collectifs ». Il a souligné que « les relations militaires entre la Chine et la Russie sont un symbole significatif reflétant le haut niveau, et la nature particulière, des relations sino-russes, et constituent également le point culminant et le pilier de leur coopération stratégique bilatérale ». Par conséquent, a déclaré Xi, les deux armées « devraient renforcer leur coopération et s’attacher à lutter contre les menaces communes à la sécurité et créer un environnement extérieur favorable pour le développement national et la revitalisation des deux pays, afin de fournir un soutien solide à la relation bilatérale. » Xi a décrit la Chine et la Russie comme « des facteurs clés et des forces constructives dans la promotion de la paix et de la stabilité mondiales ».
SOURCE:https://reseauinternational.net/la-cooperation-militaire-sino-russe/