Le 1er octobre 2018, un ressortissant ivoirien alerte sur Whatsapp notre rédaction au sujet d’une agence koweïtienne de recrutement de travailleurs domestiques, dont les pratiques sont selon lui douteuses. Lui-même alerté par une victime, une amie d’enfance, il décrit un système où les travailleuses sont enfermées dans un appartement et doivent subir des attouchements sexuels pour obtenir de la nourriture.
« Le patron réclame des faveurs sexuelles en échange de nourriture »
Quand je suis arrivée au Koweït en janvier 2018, j’étais dans une bonne agence. J’ai travaillé plusieurs mois chez des clients mais je suis tombée malade à plusieurs reprises. L’agence et les clients ont fini par me rejeter à cause des frais médicaux et m’ont « donnée » à une autre agence.
Avec celle-ci, je vis un enfer. On enchaîne les périodes d’essai chez des clients sans être payées, et entre-temps on est enfermées à clef dans un appartement.
Le patron vient tous les matins vers 11 h et tous les soirs. Il réclame des faveurs sexuelles en échange de nourriture ou d’eau filtrée [l’eau du robinet n’est pas potable au Koweït, NDLR]. Quand on refuse qu’il nous touche, on est rejetées, mais quand on accepte, il nous donne ce dont on a besoin. Il a installé des barreaux aux fenêtres et demandé aux voisins de garder un œil sur nous.
Je n’ai pas accès à mes documents, qui sont gardés par mon sponsor [ancien employeur, NDLR] : passeport, visa, carte de séjour koweïtienne, etc.
Désirée Kouassi rapporte que le patron demandait essentiellement aux femmes de toucher leurs parties intimes.
Au Koweït comme dans de nombreux pays du Golfe, l’emploi de travailleurs étrangers est régi par le système de tutelle dit « kafala ». Les travailleurs doivent avoir un employeur « sponsor » pour être autorisés à travailler. Ce dernier est juridiquement responsable d’eux et décide seul s’ils peuvent quitter leur emploi ou en changer. Si un travailleur étranger fuit son lieu de travail, il peut être arrêté et condamné (amende, peines de prison allant jusqu’à six mois, expulsion, interdiction de séjour).
Depuis 2015, la loi n° 68 garantit un certain nombre de droits aux travailleurs domestiques étrangers, comme un jour de repos hebdomadaire. Mais selon l’avocate koweïtienne Atyab Alshatti, « il est difficile de trouver un foyer qui applique la loi », parce que rien n’est fait pour imposer son application.
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Dans notre entretien du 2 octobre, Désirée Kouassi poursuit :
J’ai demandé au patron de rentrer en Côte d’Ivoire et il m’a dit que je devrais payer 950 dinars pour cela [environ 2 700 euros]. J’ai essayé de bluffer et de lui dire « ok, pas de problème », mais quand je lui ai demandé des contacts ou des informations supplémentaires, il n’avait rien et n’avait visiblement pas l’intention de me laisser partir.
En ce moment, nous sommes six femmes dans l’appartement, nous avons très peur d’appeler la police, je pense qu’ils sont tous complices et que ça pourrait nous causer plus de problèmes. Les clients qui nous prennent à l’essai ne pourraient pas non plus nous aider, ils nous traitent mal et n’aiment généralement pas les Noires, ils préfèrent les Blanches [une étude de l’OIT décrit que les familles koweïtiennes privilégient les aides ménagères philippines, réputées efficaces, NDLR].
Après avoir recueilli son témoignage, la rédaction des Observateurs de France 24 a fourni à Désirée Kouassi le numéro de téléphone de l’ONG de défense des droits des travailleurs étrangers Kuwait Human Rights Society, de l’ambassade de Côte d’Ivoire en Arabie saoudite chargée de ses ressortissants établis au Koweït et de la police koweïtienne. Désirée a rapporté à notre rédaction qu’aucune de ces institutions ne l’a prise au sérieux.
« Désirée n’avait pas mangé depuis deux jours et avait du mal à marcher »
Quand votre rédaction nous a alerté le 8 octobre sur les conditions dans lesquelles vivait Désirée et ces cinq autres travailleuses, nous avons contacté le Département d’investigation criminelle [unité de police koweïtienne, NDLR] et porté plainte contre le patron de l’agence.
Désirée était alors toujours dans l’appartement avec les autres femmes. Elle a tenté à plusieurs reprises de nous envoyer sa localisation par Whatsapp, mais ce n’était pas assez précis. Finalement elles ont trouvé le numéro du compteur électrique et notre collaborateur et les policiers ont pu les localiser.
Les forces de l’ordre ont encerclé le 8 octobre au soir le bâtiment et sont entrés dans l’appartement. Ils ont arrêté de patron, qui était là comme tous les soirs, et proposé aux femmes d’être libérées et envoyées au « refuge ». Désirée a accepté mais les autres ont refusé, elles avaient peur et ne connaissaient pas leurs droits.
J’ai ensuite rejoint Désirée au commissariat. Elle n’avait pas mangé depuis deux jours et avait, pour cette raison, beaucoup de mal à marcher.
J’ai aussi vu le suspect, âgé d’une soixantaine d’années, qui a été placé en détention. Désirée n’a pas souhaité porter plainte contre lui [pour pouvoir rentrer rapidement en Côte d’Ivoire, NDLR] mais les enquêteurs qui sont entrés dans l’appartement oui, pour séquestration. Ils ont également ouvert une enquête pour trafic d’êtres humains. Selon les dernières informations que j’ai recueillies, il serait aujourd’hui en prison dans l’attente de son procès. Il encourt une peine de prison ferme.
Désirée a été envoyée au « refuge », un centre d’accueil géré par le gouvernement où les travailleurs migrants peuvent venir quand ils sont victimes d’abus. Elle a ensuite pu rentrer en Côte d’Ivoire le 13 octobre 2018.
Entre temps, le département des travailleurs ménagers du ministère de l’Intérieur koweïtien a pris les choses en main et fait fermer l’agence : 25 travailleuses, dont les cinq « colocataires » de Désirée, ont été libérées de plusieurs appartements et accueillies au « refuge ».
Restée en contact avec la rédaction des Observateurs de France 24, Désirée a affirmé avoir reçu de bons traitements au “refuge” du gouvernement. Cependant, certaines ONG de défense des droits des travailleurs migrants sont assez critiques sur ces lieux. « Ces refuges sont en fait des centres de détention, puisque les travailleurs ne sont pas autorisés à les quitter avant leur déportation inévitable », disait à Al Jazeera en 2014 Rima Kalush, coordinatrice au centre de recherche Migrants Rights.