Le président Ouattara, candidat à un troisième mandat, vante son bilan aux chiffres flatteurs. Mais le pays reste perclus d’inégalités. A l’approche du scrutin présidentiel de ce samedi 31 octobre que toute l’opposition ou presque appelle à boycotter, le président ivoirien a fait de son bilan économique son principal argument de campagne.
Des chiffres à l’appui, il n’a de cesse de vanter la santé économique de son pays, espérant ainsi détourner les débats focalisés sur sa candidature à un troisième mandat controversé, et qui cristallise aujourd’hui les tensions sociopolitiques.
Depuis sa prise de fonction en 2011, quand il promettait de faire de la Côte d’Ivoire un « pays émergent en 2020 », l’ancien économiste du Fonds monétaire international (FMI) et ancien gouverneur de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) s’est appliqué à mettre en place une politique économique libérale et favorable aux investissements étrangers. Des capitaux qu’il a su attirer notamment grâce à ses relations avec les Occidentaux et les bailleurs de fonds internationaux.
Locomotive de l’Afrique de l’Ouest
Après des décennies de crise, le pays a finalement regagné son statut de locomotive de l’Afrique de l’Ouest avec une croissance qui a oscillé de 6 à 11 % entre 2012 et 2019. Malgré la récession mondiale provoquée par la pandémie de Covid-19, l’activité pourrait croître de 1,8 % en 2020. Signe de la vitalité de l’économie ivoirienne, la Banque mondiale anticipe déjà un rebond à 5 % dès 2021.
La croissance ivoirienne est notamment portée par une politique de grands travaux qui a entraîné le développement d’infrastructures modernes (routes, ponts, marinas, ports, échangeurs, stades…), l’électrification du pays et la transformation d’Abidjan. Dans ce contexte, le PIB a plus que doublé en l’espace de dix ans, passant de 21,5 milliards d’euros en 2010 à 49,7 milliards d’euros en 2020.
Pilier de l’économie ivoirienne depuis l’indépendance du pays, la filière cacaoyère, estimée à 15 % du PIB, s’est considérablement industrialisée. Avec 2,2 millions de tonnes de fèves de cacao produites en 2020, soit deux fois plus qu’il y a dix ans, la Côte d’Ivoire a conforté son leadership avec plus de 40 % de la production mondiale.
Aujourd’hui, le pays transforme près du quart de sa production, vise la moitié d’ici à un à deux ans et même « 100 % » d’ici à 2025. Une première place mondiale de producteur que la Côte d’Ivoire détient aussi dans l’anacarde (noix de cajou). Durant la décennie, le pays est également resté leader africain dans la production de caoutchouc et l’est redevenu dans la banane.
Développement inégalitaire et très centralisé
Parmi les secteurs qui ont pris de l’importance, le tourisme, notamment d’affaires, est régulièrement cité. Insignifiant il y a encore quelques années, il représentait avant la pandémie 7 % du PIB. Sans parler des incontournables qui font de la Côte d’Ivoire la puissance économique régionale qu’elle est : services, télécommunications et BTP.
Le financier déplore néanmoins la trop forte dépendance de la croissance ivoirienne à la commande publique et l’incapacité du secteur privé, en l’absence de champions nationaux, à prendre le relais de l’Etat investisseur. Plusieurs rapports pointent aussi la forte corruption du secteur public. Selon le classement établi par Transparency International en 2019, la Côte d’Ivoire est classée 106e sur 180 pays.
Le contexte globalement florissant a valu à l’économie ivoirienne d’être récemment décrite par la Banque mondiale comme « l’une des plus dynamiques d’Afrique ». Mais derrière cette vitrine macroéconomique reluisante, de nombreux observateurs pointent du doigt les coulisses d’un développement économique inégalitaire et très centralisé. « Il faut créer un lien entre la croissance, qui est surtout le fait d’investissements étrangers, et le progrès social avec ces trois bases : la réduction de la pauvreté, la qualité de vie et le pouvoir d’achat », précise Moussa Diomandé, docteur en économie.
Et pour cause, les indices sociaux peinent à décoller. En ce qui concerne l’Indice de développement humain (IDH), le pays ne se situe qu’à la 165e place sur 189. Dans son discours du 5 mars, époque bien lointaine où il annonçait ne pas se représenter à un troisième mandat, le président Ouattara insistait pourtant sur la création durant ses deux mandats « de près 3 millions d’emplois entre 2011 et 2019 » et la diminution de la pauvreté de 51 % en 2011 à « 35 % fin 2020 ».
« Plus de 50 % de pauvreté dans les zones rurales »
Des chiffres à prendre pour certains avec des pincettes : « 3 millions, c’est élevé, mais il faut faire attention à la qualité de cet emploi. Il s’agit pour beaucoup d’emplois à courte durée ou de sous-emplois, pas forcément conformes au diplôme obtenu, nuance l’économiste Samuel Mathey. Même si les chiffres baissent, nous sommes à plus de 50 % de pauvreté dans les zones rurales. La croissance n’est pas nécessairement répartie au sein de la population. »
Ainsi, Abidjan, la capitale économique, continue de drainer l’essentiel des richesses que crée le pays. Et, même s’il est « difficile de délocaliser le développement » comme le concède l’investisseur Youssouf Carius, c’est selon lui l’un des plus gros échecs du double mandat de M. Ouattara. « Le fossé est énorme entre Abidjan et l’intérieur du pays, observe-t-il. Daloa, par exemple, ressemble à une ville morte en termes d’investissements ».
Et si le président avait promis de transférer l’administration vers Yamoussoukro, la capitale officielle, dix ans plus tard, le cœur du pouvoir politique bat toujours à Abidjan. Le président a en revanche priorisé le développement des infrastructures de base et de quelques industries du nord du pays d’où il est originaire, dans un souci de « rattrapage ethnique » d’une région considérée en 2016 comme la plus pauvre du pays.
A Abidjan non plus, le développement n’est pas inclusif. Derrière les grands travaux du « bâtisseur » Ouattara, se cache le phénomène croissant des déguerpis, nom donné aux personnes expulsées sans ménagement de leurs habitations anarchiques, dans des quartiers situés sur des zones inondables ou dans les plans de construction de l’Etat. Ainsi en 2019, le gouvernement projetait de déguerpir 1,2 million de personnes de leur lieu de vie.
… Reste que le président avait fait le pari que la croissance et le développement permettraient de faire advenir la réconciliation. Dans un pays toujours profondément divisé, ce chantier-là est loin d’être abouti.
Source : lemonde.fr du 30 octobre 2020