Si la Cour Pénale Internationale ne veut pas apparaître comme l’instrument des grandes puissances, son mode de fonctionnement doit lui permettre de mettre fin aux procédures engagées contre des criminels fabriqués, qui lui sont déférés uniquement au nom des intérêts géopolitiques.
Les juges de la Cour Pénale Internationale (CPI) ont autorisé le président Laurent Gbagbo et le ministre Charles Blé Goudé, à demander le non-lieu et l’acquittement, suite à la clôture du dossier de Mme la procureure de la CPI. A partir du 1er octobre 2018, cinq jours d’audience sont prévus dans le calendrier de la chambre de première instance 1, au cours desquels, les avocats de la défense auront la possibilité de plaider publiquement la cause des détenus.
Cette énième étape dans la procédure du dossier ivoirien fait suite à la demande introduite par la défense des deux accusés, suite au refus de l’accusation de profiter d’une opportunité offerte par les juges. En effet, peu de temps après le passage des témoins cités par l’accusation, soit le 9 février 2018, les juges de la CPI avaient estimé « nécessaire d’inviter le Procureur à déposer un mémoire contenant un exposé détaillé de son affaire à la lumière des témoignages entendus et des preuves documentaires présentées au procès » afin que « la Défense et la Chambre puissent apprécier la thèse du Procureur ».
Au lieu de saisir cette opportunité pour reformuler ses accusations, Eric McDonald, le substitut de Mme la procureure, a persisté dans son récit initial. « Malgré quelques changements mineurs concernant un nombre limité d’allégations, le récit global est resté essentiellement le même que celui qui figurait dans le mémoire préalable » au procès ouvert en janvier 2016, constatent les juges dans une décision rendue le 4 juin 2018.
Cette attitude de la procureure est surprenante au vu du développement intervenu dans le dossier depuis la soumission de son plaidoyer. Comme le fait remarquer la chambre de première instance 1, « un nombre important de témoins (ont été) retirés depuis l’ouverture du procès ». Initialement au nombre de 138 témoins cités par la procureure de la CPI, en définitive, seuls 82 ont effectivement défilé devant les juges. Il y a donc eu une défection de plus de 40% des témoins. Or, les juges lui demandaient un mémoire à partir des témoignages entendus à l’audience. De plus, les observateurs ont eux-mêmes constaté que plusieurs des témoins de l’accusation (61% des témoins de vive voix selon un décompte de la défense) ont été déclarés hostiles à celle-ci, contredisant sa thèse et témoignant plutôt en faveur du président Laurent Gbagbo et du ministre Blé Goudé. Enfin, plusieurs témoins à charge ont peiné à convaincre. L’incohérence et le manque de crédibilité de leur témoignage ont été relevés par l’équipe de défense des deux accusés. Des aveux de pression subie par certains d’entre eux ont jeté un doute sur des témoignages à charge.
Ces différents éléments auraient pu conduire Mme la procureure à réécrire son mémoire préalable au procès et à réapprécier ses charges. Cet exercice s’imposait d’autant plus que, dans le mécanisme institutionnel de la CPI, le procureur est censé être un «organe de justice neutre et impartial », devant enquêter « à charge et à décharge » sur « tous les faits et éléments de preuve ». En conséquence, il est tenu de prendre aussi à son compte tous les éléments, y compris les témoignages qui tendent à disculper les accusés.
Mais, en dépit des obligations de sa fonction et des faits de l’espèce qui l’y invitaient, Mme la procureure de la CPI n’a pas répondu aux attentes de la Chambre de première instance 1. Celle-ci a, par conséquent, décidé « d’autoriser la Défense des deux accusés à expliquer pourquoi il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve susceptibles de justifier une condamnation » et en conséquence « un jugement d’acquittement complet ou partiel» (point 8 ordonnance du 4 juin 2018). Ce faisant, les juges optaient pour une étape procédurale appropriée, «susceptible de contribuer à un procès plus court et mieux ciblé » et à même de « sauvegarder les droits des accusés.
Encore et toujours une faiblesse des preuves
C’est seulement sur le tard, que, dans son mémoire en réplique à la requête présentée par les deux co-accusés, conformément à la procédure décidée par les juges, la procureure, par la suite, décidera d’abandonner deux charges contre Charles Blé Goudé sur les 5 (notamment celles relatives aux incidents de la répression de la marche des femmes d’Abobo et du bombardement du marché Siaka Koné d’Abobo).
Ce revirement tardif montre la très mauvaise foi de la procureure dans la gestion du dossier. Que sa propre enquête ne lui ait pas permis de réaliser cela avant l’intervention des avocats de la défense ? Voilà qui jette une once de suspicion sur le comportement de Mme la procureure et rappelle les soupçons de corruption que Médiapart a révélés au sujet du premier procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo et son intérêt pour cette affaire, même après son départ de la CPI.
En tout état de cause, cette phase du procès (connue sous l’appellation anglo-saxonne de no case to answer) devrait permettre de trancher la question cruciale de la preuve. Selon la Chambre de première instance 1, l’exposé de la défense l’aidera «à déterminer si les éléments de preuve présentés par le Procureur suffisent à justifier la poursuite du procès et à entendre les témoignages des accusés, ou si la Chambre devrait immédiatement procéder à son appréciation finale concernant tout ou partie des charges» (point 13 ordonnance du 4 juin 2018).
Ce sont les juges de la chambre de première instance 1 eux-mêmes qui ont sonné la charge en reprochant à la procureure de « faire référence à des preuves en vrac » (point 11, ordonnance du 9 février 2018), une des difficultés qu’ils avaient également notées dans le mémoire préalable au procès. La défense a explicité davantage en relevant les éléments de preuve non-référencés (des centaines de pièces) que la procureure a été incapable d’intégrer dans un argumentaire construit, que ce soit dans son mémoire préliminaire de 2015, ou, après deux ans de procès, dans son mémoire de mi procès (MTB) de 2018.
Ce n’est pas la première fois que cette critique est faite à la procureure. La problématique des preuves est, du reste, une constante dans ce procès. Déjà, dans la décision d’ajournement rendue le 3 juin 2013, à la suite de la première audience de confirmation des charges, les juges de la Chambre préliminaire 1 avaient formulé le même jugement, car les informations présentées par Mme la procureure reposaient sur un assemblage de simples coupures de presse, des rapports d’ONG et des affirmations trop vagues et imprécises (les « ouï dire anonymes»), privant la chambre de la possibilité d’évaluer leur source et rendant impossible la détermination de leur valeur probante.
Pour cette raison, le dossier était tellement faible que la libération de Gbagbo avait été envisagée pour le 28 mai 2013, à en croire un mail daté du 23 mai 2013 qu’un diplomate français à l’ONU a adressé à l’ancien procureur Luis Moreno Ocampo (source : médiapart). En définitive, la décision fut ajournée et la chambre préliminaire 1 avait demandé à la procureure d’étayer davantage son argumentation.
Les éléments nouveaux qu’elle était censée recueillir pour la seconde audience de confirmation des charges ainsi que les éléments de preuve produits au procès ne lui ont pas permis de corriger cette défaillance. Dans son Opinion dissidente très détaillée du 12 juin 2014, la juge Christine Van den Wyngaert avait estimé que « les éléments de preuve demeurent insuffisants », par qu’« il n’a pas été remédié au problème qui avait été mis en lumière, à savoir le recours à des ouï-dire anonymes ».
Et si le mémoire synthétique que les juges ont demandé à Mme la procureure à la fin des témoignages qu’elle a elle-même produits, comportent les mêmes approximations, c’est que, à l’évidence, il ne semble plus nécessaire de continuer le procès. Car, si au stade de la confirmation des charges, le procureur devait produire des « éléments de preuve suffisants pour établir l’existence de motifs substantiels de croire que la personne a commis le crime qui lui est imputé », au stade de la condamnation, à l’issue du procès, les juges doivent être convaincus de la culpabilité des accusés « au-delà de tout doute raisonnable » (article 66-3, statut de Rome). Et, il incombe au Procureur de prouver la culpabilité des accusés.
Des doutes persistants
Or, le moins que l’on puisse écrire est que les doutes persistent. C’est ce qu’il ressort des observations produites par Me Emmanuel Altit, Conseil principal du président Laurent Gbagbo, dans un document de 48 pages, daté du 2 mai 2018. Il y passe en revue, les insuffisances qui persistent dans le dossier, encore au stade actuel, en matière de preuves. Celles-ci portent sur la qualité de la preuve, les failles dans les enquêtes menées par l’Accusation, la pauvreté de la preuve scientifique et balistique, la non authentification en audience d’une grande partie des documents sur lesquels s’appuie la procureure, la faiblesse de la preuve testimoniale présentée par le Procureur, l’utilisation massive de ouï-dire, etc.
L’on y apprend que le Bureau du Procureur n’avait pas supervisé les actes d’enquête effectués par les autorités ivoiriennes. Il n’existe donc aucun élément qui permette à la Chambre et aux Parties de vérifier l’intégrité (par exemple le déroulé selon des normes professionnelles) des mesures d’enquête. Mme la procureure n’apporte aucun élément de nature médico-légale pour la très grande majorité de ces victimes alléguées (134/168 personnes tuées, 123/128 blessés). Même lorsqu’il existe des rapports médico-légaux, ces rapports manquent dans la plupart des cas de pertinence puisqu’ils ne permettent pas d’établir avec certitude les circonstances du décès ou de la blessure (ni les dates, ni les causes exactes du décès ni les auteurs allégués). Les déclarations des témoins sur la base desquelles le procureur a construit son narratif, n’ont pas été éprouvées en audience. Or, ces déclarations antérieures (40% du total) ne sont pas toujours imputables à ces témoins, le biais de l’enquêteur pouvant dénaturer les propos du témoin. Seulement un seul expert en balistique s’est présenté à la barre, la procureure ayant pris soin de retirer de sa liste ceux d’entre eux qui pouvaient apporter des informations décisives.
Plus grave, de l’aveu de la procureure, il n’existe aucune preuve directe de l’existence de ce fameux plan commun qui est au cœur de son accusation. Et c’est la chambre elle-même qui doit déduire l’existence de ce plan à partir d’éléments de preuve circonstanciels. Ainsi, avec tous les gouvernements (de réconciliation nationale et d’union) qui se sont succédés pendant les 10 ans de pouvoir du président Gbagbo, qui comprenaient les membres de plusieurs partis politiques et majoritairement (3/5) des premiers ministres non issus de son bord politique, personne n’a pu donner des preuves directes de ce plan commun.
A la lecture de ce document très instructif, on éprouve de la peine à croire qu’avec de telles faiblesses, le dossier ait pu atteindre ce stade dans la procédure et que cette affaire soit traitée par une juridiction internationale qui a débloqué de très gros moyens au profit de l’accusation pour réaliser son enquête. Mais, l’on se ravise tout de suite lorsqu’on se souvient du contexte dans lequel le président Laurent Gbagbo a été transféré à la Haye. Ce contexte explique assurément les difficultés de l’accusation à trouver des preuves irréfutables démontrant une quelconque culpabilité du président Laurent Gbagbo et du ministre Charles Blé Goudé.
En effet, Mediapart et le consortium European Investigative Collaborations (EIC), ont divulgué, en octobre 2017, des documents confidentiels indiquant que le transfèrement à la Haye n’était pas forcément lié à des préoccupations de justice pénale internationale. La françafrique avait bien un problème à résoudre du fait de la volonté de Nicolas Sarkozy, l’ancien président français, d’installer Alassane Ouattara au pouvoir. Après avoir orchestré militairement la chute du président Laurent Gbagbo, il fallait l’éloigner de la Côte d’Ivoire, afin de ne pas gêner le poulain françafricain. C’est alors que, précipitamment, un dossier fut monté de toutes pièces, alors même qu’aucun cadre juridique adéquat n’existait à l’époque. De l’aveu de Matt Wells, chercheur à Human Rights Watch, le document de notification de charges d’Ocampo a été rédigé en étroite collaboration avec le régime Ouattara. Les avocats de la défense ont d’ailleurs fait le constat ahurissant que Mme la procureure a fondé sa démonstration sur le témoignage d’« un seul témoin », appartenant au parti politique de M. Alassane Ouattara, impliqué dans la rébellion et dans la guerre postélectorale. Et elle l’a fait dans l’ignorance des informations capitales que d’autres témoins lui ont livrées.
Voilà pourquoi et comment sont fabriqués les criminels dans les pays faibles, que les puissants de la planète veulent assujettir davantage. Et si le mode de fonctionnement de la CPI ne lui permet pas d’éviter l’incarcération de ces « criminels » et/ou la prolongation de leur séjour en son sein, c’est qu’elle mérite bien d’être « le joker des puissants », somme toute, la Cour pénale de l’impérialisme. Il faut donc souhaiter que les juges de la CPI aient décidé de démentir cette opinion. La procédure no case to answer, qu’ils ont eux-mêmes suscitée dans l’affaire le procureur vs Laurent Gbagbo et Charles blé Goudé, leur en donne l’occasion. Car selon un adage juridique bien connu, « si le demandeur n’apporte pas la preuve qui lui incombe, le défendeur doit être relaxé ».
Félix TANO
Maître de conférences agrégé en droit
Côte d’Ivoire