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Politique /Jean-Louis Billon « La Côte d’Ivoire souffre d’un manque de compétitivité »

Actionnaire de la SIFCA, premier groupe privé ivoirien, géant de l’agroalimentaire -et acteur majeur de l’économie ouest africaine -, codirigé aujourd’hui par son frère Pierre et Alassane Doumbia, Jean-Louis Billon décortique l’actualité politique, notamment le retour de Tidjane Thiam et des soldats ivoiriens du Mali, la Cédéao, et surtout ses ambitions présidentielles pour 2025…

 Lors de vos vœux, vous avez évoqué que « nombreuses sont les villes et les régions qui sont mal gérées. La Côte d’Ivoire a besoin d’un vrai développement. » Qu’entendez-vous par là ?

 Le pays a besoin d’un développement plus équitable. Je viens d’une région où il y a un problème d’eau potable criant, et cela depuis une dizaine d’années. Il y a un déséquilibre en faveur des grandes villes. Il y a aussi un problème d’assainissement qui n’est pas réglé depuis plus d’une trentaine d’années, y compris à Abidjan. Et puis, il y a bien sûr un problème de gouvernance.

 Un vrai développement, c’est aussi plus d’efforts pour industrialiser le pays ?

Oui, indéniablement. Depuis la sortie de la crise post-électorale de 2011, nous connaissons une croissance soutenue, même si elle s’essouffle un petit peu. Mais il faut remarquer que celle-ci est en grande partie portée par l’investissement public.

Si, en 2011, 3 000 milliards de francs CFA ont été dépensés, cette somme a été quadruplée pour atteindre aujourd’hui plus de 12 000 milliards. Il faudrait remettre le secteur privé au centre de ce modèle, de sorte que ses entreprises deviennent plus compétitives, qu’elles investissent plus, qu’elles emploient plus. Nous aurons alors une croissance beaucoup plus durable.

 À qui la faute ? Aux groupes privés ou à l’État ?

Un peu aux deux, mais il appartient à l’État de faire la meilleure des offres. On n’attire pas les mouches avec du vinaigre. Si la Côte d’Ivoire était un marché paradisiaque, le monde de l’entreprise le saurait. Ce n’est pas le cas, car nous souffrons d’un manque de compétitivité. Si nous corrigeons ce déficit, le pays va attirer beaucoup plus d’investisseurs du monde entier, mais aussi stimuler des initiatives nationales.

« Beaucoup se plaignent que cette croissance ne ruisselle pas vers les couches les plus défavorisées. Et le taux de pauvreté reste malgré tout élevé, au-dessus de 40 % ».

 Plus concrètement, quelle mesure immédiate faudrait-il prendre, selon vous, pour que la Côte d’Ivoire devienne une nation émergente ?

Il faut un environnement beaucoup plus favorable aux PME. Les grandes compagnies s’installent quand il y a un tissu de petites et moyennes entreprises suffisamment compétitives, avec des savoir-faire capables de leur apporter de la valeur ajoutée. Pour cela, il faut revoir la fiscalité, redynamiser la bourse régionale des valeurs et rendre notre monnaie et notre système financier plus compétitifs et plus abordables pour les entreprises.

 La Côte d’Ivoire connaît tout de même une croissance de plus de 6 % par an en moyenne depuis 2012. N’est-ce pas une vraie réussite ?
Je ne dis pas que rien n’a été fait, puisque j’y ai participé. Mais je pense qu’on peut faire mieux. C’est vrai, l’inflation est maîtrisée par rapport aux autres pays. Des décisions plutôt salutaires ont été prises. Mais je suis un opposant, et je vous dis, la croissance ivoirienne est une Formule 2, alors qu’on pourrait avoir une Formule 1.

 Cette croissance est-elle suffisamment inclusive?
Il y a un minimum d’enrichissement, certes. Mais beaucoup se plaignent que cette croissance ne ruisselle pas vers les couches les plus défavorisées. Et le taux de pauvreté reste malgré tout élevé, au-dessus de 40 %. Bien sûr, en dix ans, il a baissé. Mais la crise était une période d’exception. Pour permettre aux Ivoiriens d’avoir un niveau de vie acceptable, il faut plus d’investissements privés afin d’augmenter la création d’emplois et d’améliorer la redistribution de la richesse.

 Les Ivoiriens les plus riches devraient-ils payer plus d’impôts pour rendre le modèle plus inclusif ?

C’est un débat en Côte d’Ivoire. Certains disent que la pression fiscale n’est pas suffisante, alors qu’en réalité elle est énorme. Le calcul est fait sur l’ensemble de la population, alors que ce sont toujours les mêmes qui payent. Et quand il y a augmentation, la pression devient quasiment insoutenable. C’est encore une fois lié à un déficit d’entreprises – formelles-et de personnes salariées. Les sociétés comme Sifca travaillent essentiellement pour le fisc et pour les banques. Si ce que nous leur payons passait en bénéfices, nous ne serions pas un des groupes les plus forts d’Afrique de l’Ouest, mais un des groupes les plus forts du monde.

 Alassane Ouattara vient d’annoncer une augmentation du salaire minimum de plus 25 %. Qu’en pensez-vous ?
Qu’il faut avoir un emploi pour en bénéficier.

 Le gouvernement a plafonné les prix de certaines denrées alimentaires comme le sucre pour limiter l’inflation. C’est une bonne mesure?
Dans l’immédiat, c’est bien parce qu’il fallait éviter la spéculation. Malheureusement, ce ne sont pas les industriels qui fixent les prix. Il y a tout un réseau de distributeurs qui, eux, spéculent. Il faut donc les contrôler davantage. Mais cette mesure a aussi des effets complètement inattendus.

Quand on bloque un prix en Côte d’Ivoire, les pays voisins n’en font pas autant et des distributeurs préfèrent leur vendre au prix fort, rendant l’approvisionnement du marché ivoirien plus difficile encore.

Parmi les secteurs dont les Ivoiriens sont quasiment absents, il y a celui du cacao, dont le pays est pourtant le premier producteur mondial. Qui est responsable ?
Les responsabilités sont multiples. Par le passé, la Banque mondiale a voulu déréguler le secteur et s’est complètement trompée. À ce niveau, il faut parler de faute. Le Ghana a refusé de suivre cette voie et s’en est mieux sorti. Nous avons vu tous les acteurs ivoiriens disparaître, ce qui est un comble pour un pays qui est le premier producteur mondial de cacao.

Nous sommes le premier exportateur mondial de fèves de cacao, mais il revient moins cher de les transformer à Chicago ou à Amsterdam qu’à Abidjan. Donc, la seule raison pour laquelle on transforme un peu de cacao en Côte d’Ivoire, c’est parce que les multinationales veulent sécuriser leur approvisionnement. C’est là le vrai problème. Imaginez la France sans entreprises françaises dans le secteur du vin ou dans celui du luxe.

Vous aviez vous-même contesté en 2013 l’attribution du deuxième terminal à containers du port d’Abidjan au groupe français Bolloré. Est-ce que la Côte d’Ivoire aurait pu avoir un champion national dans le domaine portuaire ?
Oui, bien sûr. Notre secteur portuaire est le moins compétitif de la sous-région et il compte parmi les moins compétitifs du monde. Nous disposons depuis décembre d’un deuxième terminal, mais il est revenu à la même personne. Donc c’est un double monopole ou un monopole au carré. Le jour où nous aurons une compétition au niveau portuaire, les prix vont baisser du simple au double ! Je pense que la commission de la concurrence de l’Uemoa et celle de la Côte d’Ivoire doivent se pencher sur la question. C’est très simple : en Europe ou aux États-Unis, avec la loi anti-trust, il y aurait eu tout de suite un contrôle de la question.

 La famille Aponte vous inspire davantage confiance que la famille Bolloré ?
C’est à l’usage que nous pourrons juger. J’avais critiqué Vincent Bolloré en 2013. Il a été mis en examen par la suite, il a plaidé coupable (concernant l’obtention de contrats) en Guinée et au Togo, mais en Côte d’Ivoire, ça n’a pas été différent.

Est-ce que vous comprenez les mouvements de contestation de la présence française en Afrique ? C’est avant tout la présence militaire qui est critiquée, mais aussi la persistance d’un déséquilibre dans la relation entre Paris et ses anciennes colonies. Est-ce que la France a trop tardé à réviser son logiciel ?

Effectivement. C’est la France qui doit évoluer. Elle n’a pas perçu les changements qui s’opèrent dans les pays africains. Ces contestations viennent du fait que la politique française n’est plus lisible. Les jeunes générations n’acceptent pas que, face aux évolutions politiques, Paris ait une lecture des événements à géométrie variable. C’est une question d’honnêteté intellectuelle.

 Dans ce contexte, l’abandon du franc CFA au profit d’une nouvelle monnaie commune, remis par l’Uemoa à 2025, est-il un enjeu plus symbolique qu’économique ?
Cela participe un peu des deux aspects. Il y a trente ans, on ne contestait pas le franc CFA, parce qu’on y trouvait satisfaction. Par la suite, il y a eu la dévaluation de 1994. Elle a été perçue comme venant de la France. Ensuite, le franc CFA a cessé d’être convertible. On a donc perdu les avantages que cette monnaie nous procurait.

Depuis la réforme constitutionnelle de 2016, il n’y a plus de limite d’âge pour les candidats à la présidentielle en Côte d’Ivoire. C’est un problème ?

Oui. Elle était fixée à 75 ans. Il faut qu’elle revienne à ce nombre. Le monde politique ne connaît pas de retraite, et c’est dommage ! Surtout dans un pays où la moyenne d’âge est inférieure à 20 ans.

 En 2020, vous vous étiez dit prêt à être candidat à la présidentielle, et vous avez annoncé votre intention de participer à celle de 2025. Pensez-vous que Henri Konan Bédié, qui dirige le PDCI, dont vous êtes membre, va autoriser et faciliter ce renouvellement au sein du parti ?

Le renouvellement se fera automatiquement, c’est une question de génération. Il est déjà en train de se faire. Les derniers membres élus à l’Assemblée nationale sont d’ailleurs relativement jeunes.

 Rien ne vous fera changer d’avis sur votre candidature ? Que ferez-vous si le PDCI ne vous investit pas ?

 Que Dieu me prête longue vie et je serai là en 2025. Je pense que c’est bon pour la démocratie et j’ai une offre pour la Côte d’Ivoire. Je me bats pour être le candidat du PDCI, et je ferai tout pour l’être.

Parmi les possibles prétendants au statut de candidat, il y a aussi l’ex-ministre et financier Tidjane Thiam. Que pensez-vous de son retour en Côte d’Ivoire, après plus de vingt ans d’absence ?

« Les textes fondateurs de la Cédéao sont bons, mais ils ne vont peut-être pas suffisamment loin et, surtout, ils ne sont pas toujours appliqués ».

Je pense qu’il n’aurait jamais dû partir, qu’il soit de retour est une bonne chose. Plus on est de compétiteurs, mieux c’est.

 Alassane Ouattara a prôné un retour à des relations normales avec le Mali après la libération des soldats que Bamako retenait depuis six mois. La Côte d’Ivoire doit-elle dialoguer avec tous les gouvernements, même ceux qui sont issus de coups d’État ?

 Oui. C’est un régime militaire. Nous en avons connu d’autres, y compris en Côte d’Ivoire. On est prompt à sanctionner ce type de régimes alors qu’il aurait d’abord fallu sanctionner la mauvaise gouvernance qui les engendre. Malheureusement, trop souvent, alors que les prémices du coup d’État apparaissent, on reste muet. On observe une gestion népotique, de la corruption, des plaintes du peuple… Et on ne dit rien. Et subitement, voilà la Cédéao qui se réveille et condamne. Qu’elle n’attende pas les coups d’État pour dire que les choses ne vont pas.

Que pensez-vous de la Cédéao sur le plan de l’intégration économique ?

Les textes fondateurs sont bons, mais ils ne vont peut-être pas suffisamment loin et, surtout, ils ne sont pas toujours appliqués. À commencer par la libre-circulation des personnes et des biens. Les postes de douanes entre les pays ne devraient plus exister comme c’est le cas en Europe dans l’espace Schengen.

 Il ne devrait plus y avoir de limitation au transport de devises. Je vais même plus loin, les appels téléphoniques effectués au sein de l’union devraient tous être considérés comme des appels locaux. Mettre en place une zone de libre-échange économique africaine réclamera de bien faire fonctionner les communautés existantes avant.

 Source : rfi.fr avec jeuneafrique.com

 

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