Par André Silver Konan*
Saviez-vous que la Côte d’Ivoire a déjà eu des sénateurs ? Eh bien, si. Les premiers sénateurs ivoiriens du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) ont été élus en 1948. Au nombre de ceux-ci, Victor Biaka Boda, mort en 1950, à Bouaflé, dans des conditions jamais élucidées par l’administration coloniale, accusée d’avoir commandité l’assassinat du sénateur natif de Gagnoa. Le PDCI créé en 1946 par Félix Houphouët-Boigny et ses compagnons, a mis deux ans, pour préparer ses candidats, au titre du groupement du Rassemblement démocratique africain (RDA).
Un nouveau sénat ivoirien illégal
Le gouvernement ivoirien est le seul gouvernement au monde qui peut adopter en conseil des ministres, un projet de loi, les jours pairs et le transformer en ordonnance présidentielle, les jours impairs. Au mépris, non seulement du Parlement mais de la Constitution qu’il a lui-même fait voter. C’est un extraordinaire recul démocratique. Même en 1948, les choses ne se sont pas passées ainsi.
Le problème en Côte d’Ivoire, c’est que les Ivoiriens oublient vite. Mais souvenez-vous, (tout le monde peut aller sur Google et vérifier), le 20 décembre 2017, le gouvernement a organisé son dernier conseil des ministres de l’année à Yamoussoukro. A l’issue de ce conseil, il a été écrit noir sur blanc, dans le communiqué, ceci : « Le Conseil a adopté un projet de loi relatif à l’élection des Sénateurs prévue en 2018. Le Conseil a décidé d’établir le siège du Sénat à Yamoussoukro, capitale administrative et politique de la Côte d’Ivoire». Projet de loi, le terme était bien clair. Cela veut dire que ce projet de loi était destiné à être soumis au Parlement, conformément à la Constitution, pour être adopté comme loi, afin que le Président la promulgue. C’est ainsi que ça se passe dans les Etats qui se respectent. Mais ô miracle, moins de deux mois plus tard, soit le 14 février 2018, le Président Alassane Ouattara prend une ordonnance « relative à l’élection des sénateurs». Une véritable prestidigitation démocratique… La supercherie démocratique est contenue dans la première phrase de l’ordonnance : « Vu la Constitution ». L’ordonnance présidentielle a été incapable de citer le moindre article de la Constitution sur lequel elle s’appuyait. Cela est normal, il n’y en a pas. Pas un seul.
Un Président « cerné » ?
J’ai lu récemment un texte qui circulait sur Internet où l’auteur disait que le Président était « cerné ». Je confirme, du moins pour certains de ses collaborateurs. Que des conseillers juridiques fassent prendre un texte pareil au Président économiste, est quand même assez cocasse. J’ai entendu le très respectable porte-parole du gouvernement, déclarer qu’il y «au niveau de la présidence de la République, des juristes qui sont très bien formés ». Je suis amené à en douter. Sérieusement. Parce que si à la Présidence, il n’y avait pas de conseillers juridiques aux formations douteuses, ils auraient noté que notre Constitution votée sur proposition du Président Ouattara lui-même, dit, en son article 90, alinéa 3 qu’ « une loi organique fixe le nombre des membres de chaque chambre, les conditions d’éligibilité et de nomination, le régime des inéligibilités et incompatibilités, les modalités de scrutin, ainsi que les conditions dans lesquelles il y a lieu d’organiser de nouvelles élections ou de procéder à de nouvelles nominations, en cas de vacance de siège de député ou de sénateur ». C’est écrit noir sur blanc, je n’invente rien. Et c’est en toute connaissance de cette disposition que le gouvernement a adopté un projet de loi, en décembre 2017. Nul n’est dupe !
Reculs démocratiques
Maintenant, regardons d’autres reculs démocratiques de près. Pour cela, retournons au Sénat de 1948, du colon. Même à cette époque, le Président français ne nommait pas le tiers du Sénat. En effet, 5/6 des sénateurs étaient élus au suffrage indirect, comme ce qui se fera en Côte d’Ivoire et 1/6 était élu par le Parlement, pas nommé par le Président.
En 2021, au 21ème siècle, 70 ans après l’élection des Biaka Boda (1948) et Etienne Djaument (1947), le président de la République va désigner, comme il l’entend, un tiers des membres du Sénat. Où est le caractère démocratique de cette nomination massive ? Aucun. Je répète : aucun. Et comme une atteinte à la démocratie entraîne toujours d’autres, comme dans le cadre d’un crime, il y a le temps donné aux candidats de s’organiser. Je ne sais pas si les gens s’en rendent compte, mais personnellement je trouve cela assez hallucinant. Ce pays va organiser ses premières élections sénatoriales de son histoire post-indépendance et que font les dirigeants ?
Le 21 février 2018, à 13h, le conseil des ministres annonce la date de l’élection prévue pour le 24 mars. Ce même 21 février 2018, à 17h, la Commission électorale indépendante (CEI, dont le président Youssouf Bakayoko est illégitime depuis deux ans, presque jour pour jour) annonce, et sans que cela ne lui pose aucun souci démocratique ; que le dépôt des candidatures s’ouvre deux jours plus tard, soit aujourd’hui même. Dans quel pays au monde a-t-on déjà vu ça ? Même le Cameroun de Paul Biya, le Congo de Dénis Sassou N’Guesso ou le Burundi de Pierre Nkurunziza n’ont jusque-là pas osé faire un tel coup.
En clair, pour des élections aussi sérieuses, les potentiels candidats ont deux semaines, pour être en règle, dans un pays où l’administration préfectorale est en grève et où les documents administratifs « datant de moins de trois mois » ne sont plus délivrés depuis plusieurs semaines. C’est ce genre de coups bas politiques qui fait la honte des régimes autocratiques et que nous dénonçons en Afrique depuis que nous avons choisi la voie de la dénonciation. Cela veut dire (et ceci est une opinion personnelle, je peux donc me tromper) que ceux qui avaient de grandes oreilles choyées par le pouvoir, ont pu avoir l’information et se sont préparés en conséquence, tandis que le commun des potentiels candidats a été surpris par cette mesure. C’est pitoyable ! Ce n’est pas de cette Côte d’Ivoire dont nous avons rêvé et ce n’est pas ce visage qu’Alassane Ouattara nous a montré, en 2010. C’est une sacrée honte pour notre démocratie et cela me donne de la peine. Oh honte !
* journaliste-écrivain et analyste politique