Originaire de l’Angola, Sam Mangwana, l’un des monuments de la musique congolaise, âgé aujourd’hui de 75 ans, a donné à la rumba une dimension panafricaine, tant sur le plan géographique que par son militantisme anticolonialiste. Il revient sur la scène musicale à travers un nouvel album dénommé « Lubamba ».
Ce nouvel album que vous allez présenter à l’international très bientôt, semble avoir eu plusieurs vies. Pourquoi, maintenant ?
J’avais concentré la sortie de Lubamba sur l’Angola en 2016 parce que ça concernait d’abord mon pays. Et comme il y a été bien accepté, nous avons décidé de le sortir à l’international malgré la pandémie. « Lubamba », c’est une liane qui pousse partout en Afrique où il y a des forêts. De l’autre côté de la frontière, on l’appelle « kekele » en lingala. Elle sert à bâtir des maisons, à faire beaucoup de choses importantes dans la vie.
Avec cet album, je cherche en quelque sorte à exhorter les populations de chez moi, qui parlent le kikongo, le lingala, le portugais, à remettre en valeur nos campagnes. Parce qu’on pleure de misère dans notre Afrique. Aimer la terre, la faire fructifier, c’est tout ce qu’on a comme richesse, au lieu de compter sur les minéraux qui sont des richesses qui vont un jour disparaitre. Chacun de nous doit avoir à l’idée qu’il faut faire quelques sacrifices. Les pionniers qui ont bâti les États-Unis, c’était avec la souffrance ! J’ai l’impression que les Africains veulent que tout leur tombe sur les bras, ce qui n’est pas le cas actuellement. Tout le monde doit se battre.
En ouverture de l’album, un titre, Juventude actual. Que dites-vous réellement dans cette chanson?
C’est une chanson en portugais qui a été composée par un musicien de gospel de chez nous qui s’appelle Dodo Miranda, et le texte est signé Adao Filipe, qui est un grand directeur de la radio nationale. C’était pour essayer de faire prendre conscience à la jeunesse qui est un peu déconnectée de ses origines, qui s’intéresse beaucoup à tout ce qui est sophistiqué, que l’éducation de base reste importante. Je regrette le temps où tout se passait autour de la table le soir à la maison, lorsque toute la famille se retrouvait : les conseils, l’éducation… Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Que laisse entrevoir musicalement ce morceau chanté en portugais?
En somme, c’est une ballade qu’on retrouve partout en Angola, au Cap-Vert… C’est le monde créole de la colonisation, ce qui est né de ce choc des cultures entre la lusophonie et les pays africains. Et puis sur cette chanson, vous entendez le grand Manu Dibango avec son saxo. Ça m’a fait chaud au cœur parce qu’à chaque fois qu’on se retrouvait, il me demandait : « Sam, quand est-ce que tu vas m’amener une de tes chansons pour que je puisse donner un coup de pinceau ? » Finalement, on a pu se retrouver un jour en studio. Pour moi, c’est un grand souvenir.
Connaissez-vous bien Manu Dibango depuis qu’il était allé à Kinshasa au début des années 1960, lorsqu’il avait été embauché par Joseph Kabaselé ?
La première fois que Je l’ai vu à Kinshasa, c’était devant l’hôtel de ville en 1962, j’étais encore élève à l’école. Il était sur un vélo, il aimait beaucoup ça, et puis, on allait lorgner derrière les portes d’une boîte de nuit qui s’appelait l’Afro-Mogambo où il répétait avec un groupe. Il était dans l’African Jazz de Kabaselé, mais il faisait aussi des jams sessions avec ce groupe de jazz. Voilà comment je l’ai connu. Puis on s’est retrouvé en France en 1971 quand je suis venu faire presser mon premier 33 tours qui s’appelait Domingo. C’était l’époque où il réalisait l’album de Franklin Boukaka, Le Bucheron.
Ensuite, on s’est revu à Abidjan quand il était installé là-bas, il m’avait invité dans sa résidence à Biétry. Et je me souviens aussi qu’en 1979, pendant que j’étais en tournée au Cameroun, lui, il faisait sa fameuse publicité pour la nouvelle Toyota, il m’a offert un dîner de prince à l’hôtel Holiday Inn en guise de félicitations pour ce que je faisais pour l’Afrique noire.
C’est-à-dire ?
À ce moment-là, je n’avais pas de sponsors. Donc, pour faire la publicité de ma musique, j’étais obligé de me déplacer, d’aller jouer aux fins fonds des brousses africaines. J’ai fait presque toute l’Afrique noire par la route, pas par avion ! Quand j’arrivais quelque part, comme je suis curieux, j’essayais de m’imprégner de la culture locale avant de lâcher ce que j’avais à dire comme musicien. C’est comme ça que le jeune Mangwana était accepté spontanément dans toute l’Afrique noire. Parce que je savais pénétrer les rythmes, les cultures avec les langues locales et avec ma manière personnelle d’aborder les choses.
Est-ce pour cette raison que votre discographie compte des disques enregistrés au Kenya, au Mozambique, ce qui était assez inhabituel pour un artiste d’un pays francophone à l’époque ?
Au Mozambique, c’était sur l’insistance de mon ami feu président Machel. On m’avait invité là-bas pour des festivités de commémoration de l’indépendance. Ils m’ont commandé une chanson sur le Front de libération du Mozambique, (Frelimo) et une autre pour faire campagne pour l’agriculture.
J’ai passé deux semaines sur place et j’ai composé les deux chansons. Lorsque le président Machel les a écoutées, il a dit que je devais les enregistrer au studio de la radio mozambicaine à Maputo avant de repartir. C’est comme ça que sont nées Vamos Para o Campo, c’est-à-dire « retournons à la campagne », et Viva Frelimo qui ont été enregistrées à Maputo. Après, il nous a prêté son avion de commandement qui nous a déposés à Lusaka en Zambie. Voilà un aperçu de l’historique de mes périples en Afrique !
« Félicité », est également l’un des titres de votre nouvel album, qui est une reprise de Parafifi de Joseph Kabaselé. Que représente ce titre de son répertoire pour vous ?
C’est une grande chanson qui a fait danser toute l’Afrique noire composée par le Grand Kallé. C’est l’un des précurseurs de la musique moderne en Afrique centrale. C’était lui, le patron de l’African Jazz, c’est-à-dire le formateur de Tabu Ley Rochereau, Docteur Nico… J’avais neuf ans, je crois, quand j’ai commencé à avoir des mélodies dans ma tête, parce que, à Kinshasa, à tous les grands carrefours, il était installé des porte-voix qui servaient à informer la population. C’était ça, l’organisation de l’administration belge.
On y entendait aussi de la musique. C’est là où on a connu pour la première fois le jazz, Django Reinhardt, Celia Cruz, Duke Ellington, Louis Armstrong… Et parmi ces musiques-là, on écoutait aussi de la musique locale, en particulier celle de l’African Jazz, de Wendo Kolosoy… Pour moi, Parafifi n’a pas pris une ride !
Parmi les musiciens et chanteurs qui y ont participé, on retrouve presque tous ceux qui constituaient le groupe Kekele – qui signifie donc « liane » en lingala, comme vous l’avez indiqué. Font-ils partie des compagnons de longue date ?
Avant qu’ils forment Kekele, on avait évolué ensemble à Kinshasa et en Afrique de l’Ouest. Ce sont en quelque sorte mes poulains. Wuta Mayi est un cousin du côté maternel ; Syran aussi, c’est le fils de mon oncle. Et Nyboma est un petit frère du quartier qui a commencé la musique après moi. Ils ont suivi mes traces, ils connaissent ce que je fais. Je ne pouvais pas inviter d’autres personnes que celles qui connaissent ma musique. Parce que, avec les nouvelles générations, c’est très différent.
C’est difficile pour moi de chanter la rumba de chez nous avec un jeune d’aujourd’hui. Ce sont deux choses différentes. Comme si vous preniez, par exemple, Charles Aznavour et Maitre Gims.
Source : rfi.fr