Cela fait une dizaine d’années -que la France a lancé ses opérations de lutte anti-djihadiste au Sahel, notamment ; – Serval-qui s’est transformée en Barkhane – et qui est entrée depuis la fin de l’année dernière dans une nouvelle phase de transformation. Dix ans plus tard, l’incapacité à mettre fin aux activités des groupes Le journaliste français Rémi Carayol explique ce basculement dans un ouvrage « Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ? ».
Dans votre ouvrage, vous décriviez certaines idées sur lesquelles se sont fondées les opérations françaises Serval puis Barkhane, des schémas parfois ethnicistes ou racialistes, de vieilles conceptions. D’où viennent ces schémas, et à quels genres d’erreurs peuvent-ils conduire ?
En fait, il faut savoir que la colonisation représente dans l’imaginaire de l’armée de terre française une période de gloire. Il y a des conquêtes, des guerres très glorieuses, et puis il y a des officiers qui ont fait toute leur réputation durant cette période. Je pense notamment à Lyautey, à Gallieni, des officiers qui aujourd’hui encore occupent une place importante dans les conceptions stratégiques de l’armée française.
Et lorsque l’armée intervient en 2013, dans cette zone, elle recycle cette stratégie qui avait été mise en place durant la conquête coloniale. Ce qui a conduit notamment, entre autres, à des alliances avec des groupes armés, fondées – sur – le « mythe de l’homme bleu » c’est-à-dire la croyance qu’on peut compter sur les Touaregs dans une forme d’essentialisation de ce qu’ils sont pour mener le combat contre les groupes djihadistes. Mais aussi une alliance que je qualifie de coupable, avec deux groupes armés dont le MSA et le Gatia. Il se trouve qu’alors que l’armée française coopérait avec ces groupes armés, ceux-ci commettaient des exactions contre des civils peuls, dans la région des trois frontières.
L’une des erreurs d’analyse majeure qui est faite, – dans votre ouvrage, c’est celle qui consiste à ne voir dans les insurgés de cette zone que des terroristes affiliés aux grands réseaux djihadistes internationaux, alors comment expliquez-vous, qu’il faudrait s’efforcer de saisir dans toute sa complexité ce que vous appelez un « jihad rural » qui s’est développé sur fond de révolte sociale ?
Oui, et ça je suis loin d’être le seul à le dire, énormément d’études, de chercheurs, énormément de reportages aussi de journalistes ont démontré que les ferments de ces insurrections, qui sont des insurrections à la base locale, reposent sur des enjeux très locaux, voire micro-locaux. Tout ça, effectivement, s’est moulé dans ce qu’on appelle le jihad global avec des groupes comme le JNIM et l’EIGS qui sont effectivement alliés à al-Qaïda et au groupe État islamique.
Le problème est que les responsables français n’ont pas voulu voir cette évolution, parce que effectivement en 2013 lorsqu’ils interviennent, on peut réduire l’ennemi à ce volet uniquement « terroriste ». Mais entre 2015 et 2017, tout a changé en fait, on se retrouve face à des insurrections locales qui doivent appeler une réponse autre que militaire.
D’ailleurs, très rapidement, les responsables politiques, les notables, les responsables communautaires au Mali, émettent le vœu d’entamer des discussions avec certains chefs des groupes jihadistes. En voulant à tout prix employer la force et uniquement la force pour battre ces « terroristes », on n’a pas voulu voir le possible sorti par la voie politique et le dialogue.
Une des parties de vos écrits porte sur les dérives qui se sont produites au cours de ces dix (10) dernières années dans l’opération dans le Sahel, vous citez notamment ce qui s’est passé dans le centre du Mali précisément dans la localité de Bounti . Et vous revenez aussi sur l’existence d’une prison dans le camp de Gao, – à laquelle l’armée ne laisse pas accéder la division des droits de l’homme de la Minusma, et les associations maliennes des droits de l’homme… Que montrent – ces dérives, et la façon dont elles ont été gérées par l’armée ?
L’absence totale de transparence de la part de l’armée – on va dire que c’est une caractéristique de l’armée française qui est dénoncée par pas mal de chercheurs qui ont eu à travailler avec d’autres armées. Cette prison, en soi, elle était connue par les autorités maliennes, puisque le fait que les Français puissent garder des suspects pendant un certain temps est inscrit dans l’accord qui a été signé en 2013 entre la France et le Mali. Mais par contre, son existence n’a été divulguée à personne d’autre et comme vous le dites, il n’y avait aucun contrôle.
On ne sait pas ce qu’il s’y passait hormis les quelques témoignages des personnes qui y sont passées- qui disent qu’elles étaient plutôt bien traitées. Je n’ai pas, moi, documenté d’acte de torture par exemple. On est loin de l’image de prison par exemple américaine en Irak, on n’est pas du tout dans cet ordre-là. Par contre, ce dont elles se plaignent, c’est le fait que lorsqu’elles ont été remises aux autorités maliennes, elles ont été oubliées, abandonnées. Ces gens ont croupi en prison pendant un, deux, trois ans, et le seul moyen pour eux d’en sortir a été de soudoyer un magistrat parce que dans cette prison, ils ne voyaient ni avocat, ni famille, ni juge.
L’un des soucis majeurs, observé, c’est que les citoyens français n’ont pas pu réellement exercer un contrôle démocratique sur cette opération, au travers de leurs élus ou au travers de la société civile. Qu’en est-il exactement ?
Oui, c’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre. Je voudrais que la société française, en fait, puisse débattre des guerres que mène la France. Il n’y a aucun contrôle démocratique sur ces guerres-là, les parlementaires n’ont que peu de pouvoir avec la Constitution, mais quelque part, ils ne font rien pour changer cela. Les citoyens finalement n’ont pas de voix qui leur permet de poser des questions sur pourquoi on est en guerre en notre nom.