Yahya Jammeh sera-t-il un jour jugé et condamné pour ses crimes ? Deux ans après sa chute, la Commission Vérité et réconciliation a ouvert ses auditions depuis le 7 janvier 2019 dernier. Parmi les victimes de Yahya Jammeh, il y a le journaliste Deyda Hydara, assassiné en 2004. Aujourd’hui, son fils Baba Hydara lui a succédé à la tête du journal gambien « The Point » et milite, aux côtés de l’avocat américain Reed Brody, dans l’Ong internationale « J to J » – « Justice to Jammeh ». Il parle de l’assassinat de son père et des violences perpétrées par son pouvoir sur les populations.
Est-ce que vous avez confiance dans la Commission vérité et réconciliation ?
Alors là, je ne peux vraiment pas dire que j’ai confiance encore parce que, pour le moment, c’est le commencement. On attend pour voir vraiment.
Il faut en effet que cette commission commence par collecter, par compiler toutes les informations, toutes les preuves des violations des droits de l’homme sous le régime Yahya Jammeh. Est-ce que vous lui faites confiance au moins pour cela ?
L’assassinat de votre père, Deyda Hydara, correspondant de l’Agence France-Presse à Banjul au mois de décembre 2004 en est un cas concret. Craignez-vous qu’il n’y ait pas d’auditions de témoins à propos de ce crime ?
Je crois qu’ils sont en train de préparer quelque chose, parce qu’ils m’ont déjà dit qu’ils sont en train de tout étudier pour voir comment ils peuvent amener ça à la commission. Et deux fois, des membres de cette commission m’ont parlé et ils m’ont dit qu’ils vont m’inviter. Je crois que vraiment ils vont amener le cas de mon père devant cette commission. Et il y a toujours des « junglers » qui faisaient la plupart des tueries. Eux, ils ont dit qu’ils savent beaucoup de choses sur la mort de mon père. De ce fait, ces « junglers » là, devant cette commission, ils auront des informations, c’est sûr.
Vous dites qu’il y a toujours des « jungles, sont-ils considérés comme des milices qu’est-ce que cela veut dire ?
« Junglers », ce sont des gens qui, sous le commandement de leur chef, font des tueries. En plus de ça, ce sont des gens qu’on ne voit pas, ce sont des gens qui sont cachés. On les utilise seulement pour faire des tortures ou des trucs comme ça. Disons des escadrons de la mort.
Qu’attendez-vous de ces «junglers», qui actuellement sont en liberté ou en prison ?
D’abord, j’attends beaucoup, parce que ce sont eux qui ont la plupart dit ce qui s’est passé cette nuit-là avec des interviews qu’ils ont faites. Il y en a deux ou trois qui ont parlé de mon père. Ils ont des informations. Ça, on le sait. Deuxièmement, il y a certains « junglers » qui ont été en prison. Mais dernièrement, ils ont été remis en liberté, ce qui a fâché beaucoup de victimes.
Ces « junglers » ne risquent-ils pas de prendre la fuite et de ne jamais comparaître devant cette Commission vérité et réconciliation ?
Ce que je crois, mon opinion, c’est peut-être qu’ils ont déjà fait un « deal » avec le gouvernement parce que, avec le fait qu’ils vont amnistier certains, je crois que ces « junglers », qui ont été mis en liberté, ont déjà eu un « deal » avec le gouvernement. C’est pourquoi ils les ont laissés en liberté du fait qu’ils vont aussi participer à cette commission. Parce que, sans ces « junglers », on n’aura vraiment pas beaucoup de choses pour cette commission. Ça, c’est sûr parce que ce sont eux qui ont fait la plupart des violations des droits de l’homme du temps de Yahya Jammeh. Il ne faut pas aussi oublier que certains tortionnaires pourraient échapper à la justice, en échange de leurs aveux.
Alors vous espérez enfin connaître la vérité sur la mort de votre père en décembre 2004. Puis peut-être aussi la vérité six mois plus tard sur le massacre, du mois de juillet 2005, de plus d’une cinquantaine de migrants ouest-africains dont plus d’une quarantaine de Ghanéens, dont l’embarcation a échoué sur les côtes gambiennes en tentant de rejoindre l’Europe, et qui ont été pris par la marine gambienne pour des mercenaires ?
Oui. Ça, c’est très important, parce que c’est un des plus grands massacres du temps de Yahya Jammeh, du fait qu’il y a tellement de nationalités [différentes], et en même temps du fait du nombre de personnes qui ont été assassinées. Maintenant quand Martin Kyere, un Ghanéen de 38 ans, seul survivant s’étant évadé, le rescapé, est venu en Gambie, ce que j’ai entendu, c’est que les gens de la Commission vérité ont dit qu’ils vont aussi amener ce cas-là devant cette commission. Et ils le doivent à tous ces pays [Ghana, Nigeria, Côte d’Ivoire, Sénégal] dont leurs citoyens ont été tués sur le sol gambien. Maintenant, on attend pour voir. Nous les victimes, on est comme des « watchdog », ce qui veut dire qu’on est en train de vraiment observer ce qu’ils vont faire. Parce que, s’ils font des choses qui ne correspondent pas à ce qu’on attend, nous victimes, là ils vont nous entendre et ils vont nous entendre fort.
Cette commission vérité et réconciliation à caractère politique avec à sa tête Lamin Sise, un ancien diplomate des Nations unies et l’actuelle vice-présidente de la Gambie, Adélaïde Sosseh, vous rassure-t-elle ?
Ça peut être quelque chose de bien, mais le problème, c’est qu’il y a beaucoup de gens qui ont participé à des violations et ils sont toujours dans ce même gouvernement. Et je crois que ces gens-là qui ont participé à ces violations graves vont tout faire pour que leur nom ne soit jamais mentionné devant cette commission.
Cette commission n’est pas un tribunal. Est-ce que vous le regrettez ?
Je ne le regrette, pas parce qu’il y a des cas aussi qui vont finir au tribunal. Ça, c’est sûr et certain. Il y a des familles qui vont décider, après la commission, de continuer leurs poursuites devant les tribunaux. Et c’est vraiment normal parce que chaque famille est libre de faire vraiment ce qu’elle veut pour avoir sa justice.
Et la commission elle-même peut recommander des poursuites judiciaires contre certains individus ?
Oui, oui. La commission peut. Mais cela dépend toujours de la famille.
La Gambie va-t-elle demander à la Guinée équatoriale l’extradition de l’ancien président Yahya Jammeh ? Le président gambien, dama Barrow, répond qu’il attend la fin des travaux de cette commission avant de prendre une décision à ce sujet. Pensez-vous que la commission va demander cette extradition ou pas ?
Pour le moment, pour vous dire la vérité, je ne crois pas. Parce que la fragilité de la sécurité du pays force le gouvernement à faire tout le nécessaire pour éviter les problèmes, parce que le parti de Yahya Jammeh est toujours là et il est toujours populaire dans la population gambienne. La sécurité est toujours menacée, si je puis dire. L’Ecomig est ici, avec l’armée, mais…
Quand vous dites, l’Ecomig, c’est la force militaire de la communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ?
Oui, c’est la force multinationale de la Cédéao. Ses soldats sont toujours là. Le seul problème, c’est que ça le retour éventuel de Yahya Jammeh peut vraiment menacer la sécurité du pays. Alors de ce fait, je ne crois pas que c’est ce gouvernement qui va demander l’extradition.
Vous pensez donc que la Commission vérité et réconciliation, sous la pression du pouvoir, ne demandera jamais l’extradition de Yahya Jammeh. Que préconisez-vous comme solution?
A la fin, ils vont faire une recommandation et cette recommandation va être que, oui, il a commis tellement de violations des droits de l’homme, qu’il doit vraiment être jugé. Mais il peut être jugé dans d’autres pays. Et c’est pour ça que nous, avec « J to J », on a commencé à voir certains pays où leurs citoyens ont été tués sur le sol gambien.
« J to J », « Justice to Jammeh », c’est-à-dire « Justice contre Jammeh ». Espérez-vous par exemple que l’ancien président puisse être extradé au Ghana, ce pays qui a perdu des ressortissants… ?
Oui. En effet, le Ghana, c’est une option parce que, il y a beaucoup de citoyens ghanéens qui ont été assassinés sur le sol gambien.
Pensez-vous que le président ghanéen Nana Akufo-Addo est ouvert à cette proposition…?
Je crois qu’il est un peu positif, parce qu’il a même invité Reed Brody l’avocat américain de « J to J » avec une des victimes. Et là, il leur a promis que les autorités ghanéennes vont faire le nécessaire pour étudier les dossiers. Mais on est en train de les attendre pour voir ce qu’elles vont décider.
Source : rfi.fr avec afriquematin.net