INTERVENTION DE FANNY PIGEAUD SUR LA RÉCENTE DÉCISION DES JUGES DANS LE PROCÈS GBAGBO/ BLE
Le procès de l’ancien président ivoirien et de son ex- ministre Charles Blé Goudé devant la Cour pénale internationale entre dans une phase décisive : les juges ont demandé à la procureure, dont tous les témoins ont été entendus, de mettre à jour son mémoire, semblant presque lui suggérer de requalifier les charges, voire de les abandonner.
Il y a quelques jours encore, le flou dominait à La Haye, aux Pays-Bas, où siège la Cour pénale internationale (CPI) : mi-janvier, les trois juges de la Chambre de première instance, chargée de conduire le procès pour « crimes contre l’humanité » de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo et de son ex-ministre Charles Blé Goudé, ont suspendu les débats sine die, à l’issue de l’audition du 82e et dernier témoin de la procureure, Fatou Bensouda, qui représente l’accusation.
Depuis, chacune des parties attendait que les juges lui communiquent un calendrier précis, indiquant les délais accordés aux équipes de défense (chacun des deux accusés a son groupe d’avocats) pour la présentation de leurs témoins et preuves. Mais le temps passait sans que les magistrats ne se manifestent. Vendredi 9 février, ils ont finalement rendu une décision qui a surpris tout le monde par son contenu inhabituel.
Dans cet arrêt, les juges, qui ont apparemment débattu de la suite à donner à la procédure, ne donnent pas de date pour la reprise du procès, ouvert en janvier 2016. En revanche, ils demandent à la procureure de fournir, d’ici un mois, une mise à jour de son mémoire « à la lumière des témoignages entendus et des preuves soumises au procès ». Ils précisent que Fatou Bensouda devra expliquer dans quelle mesure les preuves qu’elle a apportées au cours des deux années écoulées appuient, selon elle, chacune des charges retenues – Laurent Gbagbo est accusé d’avoir Conçu avec son entourage un « plan commun » pour garder le pouvoir et d’être responsable de la mort d’au moins 167 personnes.
La procureure doit être bien embarrassée par la requête des juges : au fil des mois, les auditions de ses 82 témoins (elle en avait annoncé 138 au départ) se sont révélées désastreuses pour l’accusation, n’apportant aucun élément pertinent pour confirmer sa thèse et disculpant même bien souvent les deux accusés. Les juges semblent d’ailleurs proposer une porte de sortie à Fatou Bensouda : « Si la procureure a l’intention de retirer une partie ou toutes les charges (…), elle devra soumettre une demande à la Chambre le plus rapidement possible », notent-ils.
Les trois magistrats indiquent en outre que la défense aura un mois pour faire part de ses observations, une fois que le mémoire actualisé de la procureure sera disponible. Là aussi, la Chambre, présidée par le juge italien Cuno Tarfusser, fait, entre les lignes, une suggestion : chaque équipe de défense, écrivent les juges, devra préciser si elle souhaite ou non présenter une requête pour un « no case to answer »– c’est-à- dire une demande de non-lieu au motif que la thèse de l’accusation est fragile et les preuves apportées insuffisantes – ou si elle souhaite présenter des preuves à son tour.
La Chambre paraît vouloir ainsi orienter le procès dans une direction qui tournerait à l’avantage des accusés. Au passage, les juges étrillent l’équipe de défense de Laurent Gbagbo. Ils relèvent « avec préoccupation » que cette dernière a déclaré, au cours des semaines passées, avoir besoin de onze mois pour établir et fournir à la Chambre sa liste de témoins. Ce délai est beaucoup trop long, estiment les magistrats pour qui il est « difficilement conciliable non seulement avec le principe de la rapidité de la procédure, mais aussi avec la notion globale d’équité du procès ». Au cours des auditions des témoins de l’accusation, Cuno Tarfusser a déjà eu à interpeller à plusieurs reprises les avocats de l’ex- président, leur reprochant de revenir, lors de leurs contre-interrogatoires, sur des faits déjà abordés et
de faire ainsi perdre du temps aux parties – Laurent Gbagbo ayant été reconnu « indigent », c’est la CPI qui paie les honoraires de sa défense.
« On est arrivé à un tournant de ce procès, l’heure de vérité approche », commente une source à la CPI. La décision des juges constitue, en tout cas, un nouvel épisode inattendu dans cette procédure, qui a été l’objet de nombreuses manipulations et irrégularités avant même d’avoir été engagée. Et pour cause : comme l’a montré Mediapart, le dossier contre l’ancien président ivoirien est le fruit d’un montage politique, ayant impliqué, dès 2010, le procureur de la CPI de l’époque, Luis Moreno Ocampo, les autorités françaises et l’actuel chef de l’État ivoirien, Alassane Ouattara. C’est ce qui, en avril 2011, avait conduit Luis Moreno Ocampo à demander aux nouvelles autorités ivoiriennes de garder prisonnier Laurent Gbagbo alors qu’il n’avait aucune base légale pour agir de la sorte.
Deux ans plus tard, en 2013, l’ancien président aurait dû être libéré : deux des trois juges de la Chambre préliminaire de la CPI, Christine Van den Wyngaert et Hans Peter Klaus, avaient estimé que les éléments de preuve présentés par Fatou Bensouda ne pouvaient « en aucune façon être présentés comme le résultat d’une enquête complète et en bonne et due forme », et ne pouvaient justifier une inculpation. Mais, curieusement, la voix de la troisième juge, Silvia Fernandez de Gurmendi, ancienne collaboratrice de Moreno Ocampo, qui avait un avis opposé, avait primé. Au lieu de prononcer un non-lieu, la Chambre avait alors décidé, à la surprise générale, de donner une année supplémentaire à Fatou Bensouda pour qu’elle reprenne son enquête.
Une nouvelle anomalie avait marqué la suite de cette phase préliminaire : en 2014, alors que Christine Van den Wyngaert considérait les preuves apportées par la procureure toujours « insuffisantes », Hans Peter Klaus et Silvia Fernandez de Gurmendi avaient jugé qu’elles étaient devenues consistantes. Laurent Gbagbo avait été inculpé dans la foulée. Or, au moment de rendre sa décision, Hans Peter Klaus était gravement malade. À tel point qu’il avait démissionné quelques jours après l’annonce de l’inculpation de l’ex-chef d’État ivoirien. Il était décédé un mois plus tard.
Au début du procès, on se demandait comment la procureure, s’appuyant sur un récit erroné des faits, allait pouvoir éviter le naufrage qui se profilait. La réponse est donc peut-être en train de venir. Il faut dire que si les révélations, publiées en octobre 2017 par Mediapart et l’European Investigative Collaborations (EIC), sur les turpitudes de Luis Moreno Ocampo et le caractère illégal de la procédure lancée contre Laurent Gbagbo, n’ont provoqué aucune réaction en France, elles ont contribué à écorner un peu plus l’image de la CPI en Afrique.
D’après plusieurs sources, Fatou Bensouda, sous pression, serait disposée à lâcher du lest dans l’affaire Gbagbo/Blé Goudé et à faire ainsi sortir la CPI du piège qu’elle a contribué à construire et qui est en train de se refermer sur elle. Pour aller dans ce sens, elle a évidemment besoin du feu vert de ceux qui ont œuvré pour amener Laurent Gbagbo à la CPI. La marge de manœuvre de ces derniers est justement en train de se réduire au fur et à mesure que le temps passe : s’ils veulent sauver le peu qu’il reste de la crédibilité de la CPI, ils n’auront bientôt pas d’autre choix que d’accepter qu’un terme soit mis à cet invraisemblable scandale judiciaire.
Pendant ce temps, Laurent Gbagbo, 72 ans, qui se dit lui-même victime de la France et « otage de la CPI », a entamé, en novembre dernier, sa septième année de prison aux Pays-Bas. La durée anormalement longue de sa détention provisoire a poussé Cuno Tarfusser à se prononcer en 2017, à deux reprises, en faveur de sa libération. Les deux autres juges de la Chambre ont refusé jusqu’ici de le suivre. Une nouvelle demande de mise en liberté provisoire devrait avoir été introduite depuis la fin de l’audition des témoins de la procureure. Ici aussi, le temps pourrait finir par jouer en faveur de l’ex-chef d’État.