Par Nazaire Kadia (analyste politique)
Depuis 2011, la Côte d’Ivoire a résolument pris une trajectoire nouvelle qui devait la conduire à l’émergence. Elle avait pour ambition de se hisser au niveau de certains pays, comme le Brésil, Singapour ou l’Inde. L’émergence était le leitmotiv qui devait galvaniser les Ivoiriens et les mettre au travail. Aucun discours officiel ne pouvait être déclamé sans qu’un rappel ne soit fait de l’objectif poursuivi : l’émergence à l’horizon 2020.
Il urgeait , pour se faire, de mettre en place les institutions nécessaires à son avènement. Il fallait une nouvelle constitution moderne qui épouse l’air du temps en lieu et place de l’ancienne, « confligène » et obsolète. Ce fut fait au pas de course. Il fallait créer une deuxième chambre (le Sénat) au parlement pour mieux cerner, encadrer et exécuter les tâches nécessaires pour ne pas rater le train de l’émergence. Ce fut également fait au pas de course.
Tous les fondamentaux susceptibles d’aider à mener cette noble mission à bon port pour le bonheur des ivoiriens, ont été mis en place. L’horizon 2020 fut décrété comme période limite pour l’avènement de ce grand événement.
Mais à mesure qu’on s’acheminait inexorablement vers la période d’échéance déterminée, le fameux vocable se fit de plus en plus rare dans les discours officiels et officieux, jusqu’à sa disparition totale.
En 2020, lorsque l’horizon se mit au niveau du commun des mortels, une chape de plomb semble s’être abattue sur l’émergence.
A quel niveau sommes-nous ? L’avons-nous atteint ? Si oui les ivoiriens en sont-ils conscients ou ressentent-ils les effets ? Si non, pouvons-nous toujours garder l’espoir ?
Toujours est-il que personne n’a eu la présence d’esprit ou la courtoisie d’en faire le bilan.
Il faut cependant reconnaître que de nombreuses routes ont été bitumées, des ponts et des ronds-points ont été construits à Abidjan et dans quelques villes de l’intérieur du pays. Des universités sont construites ou en construction, etc.
Avons-nous pour autant atteint le niveau du Brésil ou de Singapour ? Assurément non. Le niveau de vie des ivoiriens a-t-il changé depuis 2011 ? En l’absence d’une étude sur le sujet, il est difficile de donner des éléments de réponse. Cependant à en croire les conversations entendues çà et là, il semble que le quotidien des ivoiriens n’a pas fondamentalement changé. Il leur est toujours difficile, voire plus difficile de se soigner, du fait du manque de médicaments dans les hôpitaux, des plateaux techniques obsolètes de ces hôpitaux et du caractère non opérationnel de la Couverture Maladie Universelle (CMU).
L’école ivoirienne, malade depuis des années, a véritablement sombré. Le rapport Pasec en fait foi.
Tout cela mis ensemble a fait plonger la Côte d’Ivoire dans les profondeurs du classement en termes d’indice de développement humain.
Dans l’administration et les entreprises parapubliques, il ne fait pas bon être estampillé militant de l’opposition. Si c’est le cas, aucune perspective d’occupation d’un poste de responsabilité ne peut être envisagée. Si par extraordinaire on en occupe, soit on « libère le tabouret », soit on « fait allégeance ». Le mérite et la compétence ont été rangés au placard pour faire place au militantisme vrai ou hypocrite. Cela n’a jamais été ainsi, même au temps où le PDCI-RDA était tout feu tout flamme.
Les jeunes ivoiriens de leur côté, n’ont plus de repère, de modèle ou de référent. Ils admirent ou respectent des individus à l’occupation incertaine, mais qui mènent une vie de pacha et dont on ignore la provenance de la fortune. Le pays est aussi devenu une plaque tournante de la circulation de la drogue. Il ne se passe pas de jour sans que des quantités énormes de cocaïne ou de cannabis ne soient saisies. Cet état de fait coïncide avec l’âge d’or de certains artistes qui ne vendent pas plus de 100 disques dans l’année mais qui affichent un rythme de vie insolent, dépensant des millions de FCFA dans les soirées mondaines.
On a également vu apparaître des jeunes dames, autoproclamées « femmes battantes », dont les magasins et autres salons de beauté sont peu fréquentés mais qui roulent dans des véhicules de luxe et qui ont un niveau de vie qui dépasse l’entendement. Les mauvaises langues, affirment que ce petit monde n’est en réalité que « les mules » utilisées pour transporter la drogue pour les barons bien cachés.
Comment peut-il en être autrement ? La tonne de cocaïne rapporte 25 milliards de FCFA et la tonne de cacao n’en rapporte qu’un (1) million. Où peut objectivement se trouver le choix, si tant est qu’on doit en faire ?
C’est donc à une inversion de valeurs à laquelle on assiste et qui semble durablement prendre pied chez nous.
Plutôt que d’émerger, le pays a plongé la tête première dans la lagune Ebrié, et le fond boueux de cette lagune, l’immobilise dans une posture d’immersion. Réussira-t-il à s’en sortir ? L’avenir nous situera.
Mais s’il y a eu un matin en Eburnie, il y aura assurément un soir et l’ivraie sera séparée du vrai.